De nos jours, n’oublie pas que tu vas mourir

Deux rencontres se déroulent en simultanée quelque part dans Séoul. Un vieux poète reçoit une jeune réalisatrice désirant tourner un documentaire sur sa carrière ainsi qu’un admirateur. Une actrice fraîchement retirée accueille une débutante avide de questions. La première peine à supporter le sevrage de cigarettes et d’alcool. La seconde songe à sa reconversion…

Même s’il ne connaîtra sans doute jamais le succès en salles qu’il mériterait, Hong Sang-soo poursuit inlassablement sa quête du sens de la vie quotidienne à travers une œuvre protéiforme de par sa mise en scène épurée au sein de laquelle chaque détail infime compte. Écartant les artifices ostentatoires, le réalisateur opte pour des plans et des dialogues d’une sobriété déconcertante, voire très austères. Cette démarche ne manque pas de décontenancer le public, peu enclin à tant d’aridité. Mais pour celles et ceux qui parviennent à faire fi de cette vacuité apparente, un cinéma d’une grande subtilité se dévoile sous leurs yeux.

Endossant désormais la casquette de producteur en sus de celle de metteur en scène et de scénariste, Hong-Sang Soo rassemble ses fidèles pour tourner, à commencer par son épouse Kim Minh-Hee et démultiplie les projets. De nos jours… est le deuxième film du réalisateur à sortir sur nos écrans en 2023 alors qu’À chaque étage et peut-être In Water devraient arriver dans nos contrées d’ici la fin de l’année. Avec ce rythme quasi boulimique, on pourrait penser que l’homme se répète et qu’il n’ait plus rien à dire après plus de vingt-cinq ans de carrière.

C’est évidemment mal le connaître puisqu’il réussit toujours à traiter son univers, certes avec un regard identique, mais avec une approche différente. En outre, depuis quelques années, ses préoccupations et son sens des priorités ont évolué, un état d’âme qu’il retransmet dans sa filmographie depuis Seule sur la plage la nuit et surtout Hotel by the river. Or, si De nos jours… n’atteint pas les sommets de Seule sur la plage la nuit ou n’emprunte pas le ton grave d’Hotel by the River ou de Juste sous vos yeux, il s’inscrit dans un procédé poétique encore plus habile.

L’artiste est un modèle

Comme à l’accoutumée chez Hong Sang-soo, les personnages centraux de De nos jours… sont des artistes, en l’occurrence une actrice et un poète. Et comme à son habitude, il dicte la narration parallèle de son long-métrage à travers de lentes conversations filmées en plan-séquence fixe. Si cette technique rebute (et on peut le comprendre), elle niche en son sein tout le savoir-faire d’un auteur depuis longtemps arrivé à maturité.

Certes la nature même des dialogues échangés relève en apparence des pires poncifs. Pourtant, dès que l’on s’attarde sur leur teneur, on devine la vision d’Hong Sang-soo concernant la transmission, ce qu’on lègue à notre retrait ou à notre décès. Néanmoins, le réalisateur réfute la leçon d’un professeur, tant le maître ici est las des demandes saugrenues d’un élève, obnubilé par ses propres doutes. En lieu et place d’une longue exposition philosophique creuse sur l’existence, tous s’adonnent aux plaisirs de la table pour le meilleur et pour le pire.

Il interroge alors de la manière la plus simple qui soit sur la solitude, la place dans ce monde, le chagrin larvé en chacun de nous. La scène durant laquelle Sangwon réconforte son amie tétanisée, affalée sur le sol après la perte de son chat est éloquente sur ce point. Puis, on cherche ce qui nous unit ; telle habitude oubliée nous relie par la pensée à d’autres plongés eux aussi dans des circonstances similaires. Et l’on constate que le legs spirituel se relaiera par des manies telles que mélanger du piment à son plat de ramen. Tirer sa révérence pour s’ouvrir à une voie différente ou au contraire renouer avec les tentations du passé (quitte à en périr) s’avère alors plus acceptable.

Bacchanales funéraires

Hong Sang-soo est réputé pour mettre en scène des festivités à l’intention de ses protagonistes, durant lesquelles la boisson coule à flots tandis que la bonne chère et la cigarette sont partagées entre les participants. Cependant, s’il s’amuse à réemployer à chaque fois ce type de moment quasi orgiaque (il faut savoir que les acteurs ne simulent pas l’ivresse) quitte à lasser, c’est pour mieux laisser transparaître ses changements d’humeur et plus précisément de ton. L’ambiance joyeuse des retrouvailles a laissé place depuis quelques années à une atmosphère plus sinistre.

Dans Seule sur la plage la nuit, la rancune supplantait toute connotation positive bien que Kim Min-Hee tentait de se pardonner. Et depuis Hotel by the River et Juste sous vos yeux, le spectre de la mort plane sur le travail du metteur en scène. Or dans De nos jours…, pour continuer à vivre, le poète doit abandonner certains plaisirs devenus nocifs tandis que l’actrice souhaite savoir ce qu’il y aura après la fin de sa carrière. Une belle métaphore de la situation endurée par le réalisateur. Agé désormais de soixante-deux ans, Hong Sang-soo songe non seulement au dernier voyage, mais attaque aussi avec malice ses détracteurs qui lui ont mené la vie dure en 2016 lorsqu’il quitta son épouse pour Kim Min-Hee. Il annonce par des sous entendus qu’il n’est pas prêt à renoncer à sa nouvelle compagne même si cela doit le priver de soutiens et il exercera son art jusqu’au bout en dépit des entraves et des risques financiers que cela comporte.

Car à l’instar de son personnage affichant un air serein en fumant et en buvant, Hong Sang-soo persévérera encore et toujours, quels que soient les obstacles, faisant fi de l’argent et de la notoriété. Pour celui qui est passé spécialiste dans l’économie de moyens, De nos jours… sous ses airs simplissimes, constitue une ode à la liberté inattendue, d’une grâce sidérante.

François Verstraete

Film sud-coréen d’Hong Sang-soo avec Ki Joo-Bong, Kim Min-Hee, Song Sunmi. Durée 1h24. Sortie le 19 juillet 2023

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