Éloge de mon professeur par Sarah Vajda

Au professeur et à l’ami d’une vie, surgi, extravagant magicien, à l’automne 1968, il me faut dire adieu pour toujours c’est terrible long comme le remarquait Peter Pan.  Pas une de vos références et pourtant avec vous, l’esprit d’enfance et la nécessité de ne jamais l’abandonner étaient entrés dans nos vies de préadolescents, ma vie. J’ai mis longtemps à comprendre ce qui vous liait à Jean-Jacques Rousseau, de mille manières…

Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple, et dont l’exécution n’aura point d’imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature, et cet homme, ce sera moi.

Moi seul. Je sens mon cœur, et je connais les hommes. Je ne suis fait comme aucun de ceux que j’ai vus ; j’ose croire n’être fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre. Si la nature a bien ou mal fait de briser le moule dans lequel elle m’a jeté, c’est ce dont on ne peut juger qu’après m’avoir lu.

Une vie entière à son exemple : n’être fait comme aucun. Nul ne contestera que vous avez réussi et haut la main, autant par vos actes et paroles que vos enseignements et discours. Immodeste, votre programme tenait en un mot.  Sous l’égide de Rabelais, faire de nous des hommes et non pas des couillons,  affermir notre courage et nous pousser à désirer conquérir, sans fard ou auto-complaisance, l’estime de soi indispensable à nos navigations futures sur la mer de la Médiocrité, Nul présent n’aurait eu plus de prix. Nul ne nous était plus vital et nul autre que Vous n’aurait pu nous en faire don avec une telle ferveur et un semblable culot. À défaut d’imiter Jésus-Christ, vous imiter, enfin votre  geste, de Rousseau, venu et à chacun de nous, offert.    

Ce que, du jeu difficile, que vous aviez en main à la naissance, vous fîtes mérite mille hurrahs et je crois bien que c’est là ce qui lia par d’indéfectibles liens l’élève et le professeur, l’enfant qui se savait née coiffée au maître exigeant, qui avait dû se frayer un chemin dans les ronces de la platitude et de l’inculture avant de découvrir les trésors, qu’avec une générosité, une ardeur et une violences sans pareilles, il déversait sur des crétins ricanants dont il exagérait l’importance.   

Baudelaire, tout d’abord.

Je vous dois tant. 

Ce poème, copié à la craie blanche au tableau vert, de votre belle écriture d’autrefois, cette écriture que j’ignorais encore devoir guetter, le cœur battant, tout au long de ma vie, La musique parfois me prend comme une mer vers ma pâle étoile, que vous me sommâtes d’expliquer, arrivée en retard de quinze jours, à une classe de parfaits inconnus, sans que je ne me sois encore débarrassée de mon manteau !  Je sens encore ma colère et mon trac, m’entends vous parler de « l’étoile de la destinée du poète » et revois votre visage. Plus tard, je donnerai un nom à ce sentiment, qui nous avait envahis, vous et moi, conjointement,  reconnaissance. Nous nous étions reconnus amants et serviteurs du texte, tandis que vous m’offriez la reconnaissance du professeur envers les dons supposés de son élève, généreusement attribués comme une lumière à jamais posée sur son chemin. 

Le Grand Meaulnes et Péguy en embuscade. 

Le cadeau d’une vie

J’ai mis longtemps à comprendre ce que vous tentiez de nous dire à propos du bleu marial du manteau de mademoiselle de Galais, du lundi de Pâques et de la cicatrice chrétienne au cœur de ce roman d’initiation chevaleresque,  que constituait, selon vous,  Le Grand Meaulnes. Grâce à vous,  j’ai longtemps détesté ce roman  que j’adorais avant que vous n’insistiez sur son aspect mystique : le fichu degré de pureté que Meaulnes n’atteindrait plus. Plus tard, la graine semée dans mon esprit a germé et j’ai vu dans le divin roman l’avers exact de l’œuvre de Péguy en un récit sans façons apparentes : de l’amour interdit au goût de terre dans les cheveux de la morte. Votre cours,  à l’avance,  dirigeait ma thèse et mes lectures ! 

Ensuite évidemment Port Royal, cette rose, non pas rose amour mais blanche-mort que vous m’aviez jetée, est entré dans ma vie pour n’en jamais sortir : ce qui sans doute a fait de Montherlant l’objet et le sujet de mon mémoire de doctorat et de Pascal, l’auteur auquel je demande le plus souvent conseil.  

Je vous dois aussi, la faute à un fragment de dictée dont je voulais savoir la suite – Qui était Montolive et que faisait-il dans cette île mystérieuse où le courrier arrivait avec un mois de retard ?- ,  d’avoir découvert Le Quatuor d’Alexandrie, ce roman prodigieux dont la lecture m’a envoûtée au point que je n’ai lu que ces quatres volumes une année entière, y apprenant à l’avance un certain art romanesque dont j’ignorai faire un jour usage…  Avec Durrell, cet art est entré dans ma vie, suivis par l’Angleterre et la Méditerranée. Je n’ai guère quitté ces contrées et l’ombre de Durrell, et Alexandrie, où je ne fus jamais, m’est bien plus familière que le Berry de Sand, la Provence de Giono, plus proche même que le Paris d’Aragon et le Belleville de Perec quoique j’y sois née.  

Vous m’avez surtout autorisée la critique sentimentale, celle du cher Diderot, préfacier de la Pamela de Richardson,  et ce faisant, permis de proclamer et d’exprimer, sans pudeur ni honte, l’amour de la chose littéraire, une cosa mentale aussi essentielle à certains que le sont au corps le pain et l’eau. 

Je vous dois davantage que je ne l’ai cru longtemps. 

Temps passant, vous aviez la charité de bénir ma présence : cancresse, orgueilleuse et insoumise,  dans votre classe cette année-là  et moi,  je vous bénis, cher Monsieur Granon, de m’avoir enseigné la puissance de l’idiosyncrasie savante, d’avoir rabaissé mon vain orgueil de fille de Lettré et de m’avoir tenu la bride sans jamais vouloir me soumettre, me fortifiant en ma ferme volonté de mériter quelque jour le noble nom de servante de l’art, mot bien plus juste que celui d’artiste, metteur en scène ou écrivain. Moi aussi, avec mes lacunes de ponctuation, mes impardonnables fautes d’orthographe et mes penchants navrants à la facilité, je servirai la langue française, cette langue dont vous me découvrîtes les nuances et les merveilles, vous indignant de mes approximations.

Vajda, pourquoi dîtes-vous que ce cheval est sympathique ? Une copie double pour demain !

 Je peux vous dire que j’ai sué sang et eau sur cette copie ! Votre autorité était telle, qu’aucun de nous n’aurait osé vous décevoir, j’ai dû aller chercher  la dentition de Fernandel, acteur que je ne goûtais guère, pour justifier  mes paroles parfaitement  irréfléchies. 

De l’homme, j’ai aussi beaucoup appris. 

Le sérieux professeur intransigeant était aussi un élève dissipé au club d’italien, ce tyran un tendre, qui me donnait la main les week-end où, collée, j’étais interdite de retour à la maison. Cet être étrange, vêtu en toutes saisons comme Tintin au Congo, avait souffert la guerre d’Algérie. Depuis lors, vous eûtes pour moi le visage  d’un anti héros d’un chef-d’œuvre d’Alain Resnais, aussi celui de Captain John dans Le fleuve de Rumer Godden, que je n’ai tant lu relu et tant aimé, que de vous avoir rencontré. Comme lui, vous me sembliez un homme blessé, un éternel convalescent. 

Par vous, le respect de la blessure est entré dans ma vie de Cornélienne impénitente. Homme instruit, doté au suprême degré de l’esprit de finesse, d’une politesse exquise et raffinée, vous étiez un fils du peuple et vous vous en  enorgueillissiez.  En ces temps de marxisme et de gauchisme, vous aviez l’audace de vous avouer royaliste, de vous incliner devant les têtes couronnées et d’estimer juste le principe hiérarchique. À Marcel Proust, vous aviez emprunté sa longue-vue pour vivre votre vie avec une sensibilité rare. Catholique fervent, vous admiriez Lanza del Vasto autant que vous haïssiez Voltaire, Zola et l’école de Medan. Aujourd’hui, pour résumer le miracle de votre apparition et de notre amitié, je proclame en tous lieux avoir eu Léon Bloy comme professeur en classe de 4e !   

Ni Rousseau ni Proust ni Racine, vos auteurs de prédilection,  ne sont devenus mes familiers car vous m’aviez enseigné que le meilleur usage que le lecteur puisse faire d’un auteur était de s’y chercher lui-même. Je m’arrêterai ici pour vous dire une fois encore que votre liberté a étendu celle de vos élèves à l’infini. Je vous sais gré d’avoir oublié mes faiblesses en latin, ma nullité en grec, cette ponctuation désastreuse  j’y reviens,  qui m’est demeurée, comme les séquelles de mon apprentissage précoce de la lecture globale et de m’avoir estimée digne de vous écrire après votre départ pour Sofia Antipolis. Je vous remercie d’être toujours venu me voir : vous seul, de tous mes amis,  avez suivi des répétitions de mes pièces, lu mes premiers articles, plus tard, encore virgulé mes premiers livres et su oublier la posture du professeur pour celles du spectateur et du lecteur.  Je vous dois l’usage du chiasme, la défiance envers les verbes redondants, comme le refus d’user des adverbes d’atténuation et celui d’abuser des participes présents… Je vous dois aussi de m’être en partie réconciliée avec le système scolaire, en contemplant, stupéfaite et ravie, votre cœur à nu, évoquant Phèdre, saisie par Eros ou Baudelaire, en fureur, insultant l’Univers.  

Je demeure donc pour jamais, Monsieur le professeur, mon cher, très cher René-Jacques, comme l’écrivait votre cher Racine : votre très humble et  très obéissante servante. L’obligée de celui avait composé une page essentielle de l’histoire de ma vie. 

Sous les signes du respect, de l’insolence, de la gratitude et de l’amitié, je voudrais que l’on entoure  d’un balustre d’or la place que vous occupiez dans l’affreuse salle de béton blanc de ce collège de banlieue blême à l’allure d’HLM où nous nous vîmes pour la première fois !  

Pour clore mon trop bref éloge, je voudrais ici conter à mon lecteur, le singulier prologue de votre vie de professeur. 

Vous avez dix ans à Nice, à la fin de la guerre, vous souffrez d’ostéomyélite et vous retrouvez,  un an durant, prisonnier d’un un lit d’hôpital. Vos parents, gens simples, n’imaginent pas vous faire un jour passer en 6e, réservée en ces temps-là aux enfants de bourgeois. Vous n’avez droit qu’au certificat d’études. Dans la même chambre que vous, un autre garçon est alité. Un gamin des Beaux-Quartiers. Tous les jours,  un  jeune précepteur vient préparer cet enfant au Petit Lycée, il vous invite à suivre son cours. À la fin de l’année scolaire quand sonne pour les malades aussi l’heure de la libération, ce Jean-Jacques, ravi de votre intelligence et de votre attention, somme vos parents de vous présenter à l’examen d’entrée en 6e que vous réussirez haut la main et de demander une bourse qui vous sera accordée.

 Voilà comment un descendants d’agriculteurs de la région de Rognes en Provence et de rudes montagnards jurassiens, un fils de femme de ménage et d’un modeste employé des chemins de fer, montés à la Ville, un de ces humbles dont aucun ancêtre encore n’a été bachelier est devenu le khâgneux reconnaissant de Jacqueline de Romilly et de Jean Bastaire, ce malicieux et intraitable Certifié de lettres classiques, qui se plaisait à nous faire rougir en nous faisant traduire, à haute et intelligible voix s’il vous plaît, Apulée et ce mainteneur de la culture et de la langue dont j’eus l’inouï bonheur d’être l’élève.  

Sarah Vajda

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