Entretien avec Aktan Arym Kubat, réalisateur de « Centaure »

Constellation du Centaure

Une heure et vingt minutes. De nos jours, cela vous aurait presque des allures de court métrage. Mais, s’il ne raconte pas à proprement parler une histoire, le réalisateur Aktan Arym Kubat n’en aborde pas moins, à travers le réalisme poétique de Centaure, la question du sens même de l’Histoire.

Raconter le film du réalisateur kirghiz Aktan Arym Kubat Centaure, c’est se lancer dans une opération périlleuse, puisque ce film est lui-même un centaure, pour ne pas dire une hydre : il est composé d’éléments a priori si disparates qu’on croirait un inventaire à la Prévert ‒ des chevaux, une jeune mère de famille sourde et muette, des écrans de sécurité vidéo, un potage aux céréales artisanal mais récurrent, des islamistes, des images de western… De fait, on est presque tenté de trouver des circonstances atténuantes à ce critique qui, dans le dernier numéro du FigMag, a confondu des personnages et proposé de Centaure un résumé qui était à Centaure ce que la musique militaire est à la musique.

Toutefois, qu’on ne s’y trompe pas. Il y a dans cette œuvre un mystère, un miracle même, qui est que ce mélange de genres et de thèmes débouche en définitive sur une grande unité. Tout est d’emblée compliqué, puisque tout commence avec un voleur de chevaux qui vole à peu près autant les chevaux que le voleur de lumière volait la lumière dans un précédent film du même réalisateur. Il ne les vole pas, il les « emprunte » à la nuit tombée pour les abandonner à l’aube, après s’être octroyé la joie de devenir quelques heures durant l’héritier ou la réincarnation des mythiques centaures, mais aussi celle de libérer ces animaux, en hommage à un âge d’or où bêtes et hommes vivaient paisiblement ensemble. Sous ses allures placides, donc, un illuminé. Et pourtant, lorsque, un peu plus tard, nous assistons à la capture et au dressage d’un pur sang par des professionnels, nous ne pouvons nous empêcher de penser que la vérité est en réalité du côté de ce fou. Car ce mythe absurde d’êtres mi-hommes mi-chevaux auquel il se raccroche pose, à peine métaphoriquement, la question de la coexistence des  individus au sein d’un groupe, et donc celle de la liberté à l’intérieur d’une société.

Nonobstant ses protestations, c’est bien une fable politique qu’Aktan Arym Kubat a écrite avec Centaure, et, si elle n’est pas toujours d’une clarté cristalline ‒ entre autres parce que le protagoniste, interprété par le réalisateur lui-même, ressemble furieusement à Charles Bronson tout en portant dans son regard un désarroi plus bressonien que bronsonien ‒, c’est parce qu’elle témoigne des incertitudes et des hésitations qui sont celles de l’Histoire, à travers l’insoluble équation de l’équilibre entre tradition et modernité.

C’est dans un Kirghizstan indépendant que l’action se situe. Il n’empêche que, lorsqu’on veut faire passer sur un papier un message à la femme sourde et muette, il faut le lui écrire en russe, et non en kirghiz, car, comme l’explique le réalisateur, il n’existe à ce jour aucune méthode d’apprentissage de la lecture en kirghiz pour les sourds-muets. L’affaire se complique encore plus quand la modernité qui s’installe est en réalité un retour aux âges sombres. Nous comprenons assez vite que Centaure, notre héros, n’a pas toujours été charpentier, et qu’il était au départ projectionniste de cinéma. Mais ce n’est qu’ensuite que nous découvrons que cette reconversion a été imposée par le pouvoir grandissant des islamistes du lieu, lesquels ont décidé de transformer la salle de cinéma en mosquée. Quant au fait que les femmes doivent reculer pour laisser le passage, lorsqu’elles croisent des hommes sur un pont, bien malin qui pourra dire si c’est le fruit d’une tradition ou une « innovation ». À ceux qui, spontanément, pencheraient pour la première interprétation, des voix de villageois viennent rappeler que les femmes ont joué un rôle déterminant dans la construction du pays et qu’elles n’ont pas toujours été reléguées au second rang.

Certes, l’Ambiguïté plane d’un bout à l’autre du film, y compris à propos de ce vrai voleur de chevaux ‒ car il y en a aussi un vrai ! ‒ qui explique avec conviction que sa condition de voleur de chevaux, qu’il ne nie pas, lui impose de respecter certaines lois et certaines traditions, mais cette ambiguïté est, répétons-le, le corollaire de la liberté. Au spectateur de décider s’il convient de descendre de l’idéal vers la réalité ou de quitter la réalité pour s’envoler vers l’idéal. De voir dans la mort le triste prix (bien trop élevé) à payer pour une renaissance, ou bien plutôt de voir dans la renaissance la transfiguration positive de la mort. Le « cri primal » poussé enfin par le fils du héros ‒ jusque-là pathologiquement aphasique ‒ lorsque son père est assassiné nous incite malgré tout à penser qu’il convient d’opter pour la seconde solution. Car la liberté commence par la liberté d’expression et un mythe n’est autre qu’une parole transmise.

 

 

FAL 

Entretien avec Aktan Arym Kubat

Alors que la mode est aux films de 2h40, les vôtres ne dépassent pas 1h20…

À quoi bon fatiguer le spectateur ? Il est difficile de maintenir son attention au delà d’une heure et demie. Le premier montage de Centaure durait environ deux heures. J’ai ôté tout ce qui me semblait inutile. Beaucoup de gens, à commencer par mon monteur, saluent mon « courage » ‒ car cette étape qui consiste à couper est souvent vécue très douloureusement par d’autres réalisateurs ‒, mais j’estime, en toute liberté, que la durée de mes films est largement suffisante pour ce que j’ai à dire.

N’est-ce pas ce resserrement qui confère une unité à des éléments qui, a priori, dans un film comme Centaure, pourraient sembler disparates (voleurs de chevaux, femme sourde et muette, vieux cinéma fermé sous la pression des islamistes…) ?

On n’est jamais sûr d’obtenir cette unité. Quand j’ai tourné Le Fils adoptif, la mode était aux films sans histoire, sans intrigue. L’intrigue était à trouver dans l’émotion, dans la succession des émotions. Décorateur de formation, j’ai, pour ainsi dire, assemblé des perles avec l’espoir qu’elles formeraient un collier. Pour Centaure, je n’ai pas tout à fait raisonné de la même façon, dans la mesure où l’intrigue occupait une place plus importante.

Je crois que l’unité chez moi est d’ordre musical. Quand j’ai réalisé Le Singe, mon compositeur a trouvé que mon montage était mathématique. J’ai cessé de faire des calculs, de compter mes plans depuis qu’est arrivé le numérique, mais, sans être musicien, je crois avoir le sens du rythme. Je sais où il faut couper.

Les deux films que vous avez réalisés et dans lesquels vous interprétez le rôle principal se concluent par votre mort.

Stratégie de diversion ! Je livre mes personnages à la mort pour que celle-ci m’épargne, moi !

Mais, dans les deux cas, la mort semble être suivie d’une résurrection. Le fils de Centaure, jusque-là muet, se met à parler. Dans Le Voleur de lumière, l’électricité revient juste après la mort du héros. Et il y avait aussi, dans ce même film, cette scène étrange où, pour ranimer un électrocuté, on l’enterrait littéralement jusqu’au cou…

J’avais entendu beaucoup d’histoires de ce genre. Je suis bien incapable de vous dire si on aide un homme à se remettre d’un choc électrique en l’enterrant, et, à ma connaissance, la chose n’a jamais été confirmée scientifiquement ‒ l’idée, je crois, est que la terre absorberait l’électricité… ‒, mais j’ai senti que je tenais là le sujet d’une belle scène.

Pour moi, la mort se limite au domaine physique. Il reste toujours quelque chose après la mort. L’âme se réincarne. Dans Centaure, la réincarnation du héros, c’est son fils. Du point de vue dramaturgique, il est toujours intéressant de faire disparaître un personnage pour le faire réapparaître sous une autre forme.

 

 

À cet égard, on retrouve chez vous certains thèmes, certaines images d’un film à l’autre. Le jeune héros du Fils adoptif et Centaure ont droit l’un comme l’autre à une coupe de cheveux qui les laisse tondus comme un mouton.

Si je m’accorde ce droit d’autoremake, c’est parce que je ne cesse de fouiller en moi-même et que je ne cesserai jamais de le faire. J’ai fait une trilogie sur mon enfance et mon adolescence, qu’il me plaît de nommer « je me souviens et je souffre ». Celle que je suis en train de faire et à laquelle il manque encore le dernier chapitre, c’est « je vis et je souffre ». Dans mon film La Balançoire, le héros a cette coiffure avec une mèche sur le front qu’on m’imposait sans me demander mon avis quand j’étais enfant et qui me mettait mal à l’aise. Il n’y avait pas de coiffeur à l’époque. Le coiffeur, c’était mon père ou ma grand-mère. Eh bien, ce garçon de La Balançoire, c’était Centaure jeune.

J’aime bien filmer les mêmes endroits, les mêmes décors, en variant très légèrement les angles, d’un film à l’autre, au point que je pourrais presque, moi-même, confondre certaines séquences, mais peut-être tous mes films ne forment-ils qu’un seul film. Peut-être réunirai-je, quand ma nouvelle trilogie sera terminée, les trois films en un seul long film, en un rébus un peu compliqué que les spectateurs déchiffreront ou m’aideront à déchiffrer. Il n’y aura peut-être pas d’histoire, mais il y aura ce que je ressens et qui m’inquiète ‒ cette substance réelle sans laquelle l’art ne saurait exister.

 

 

Coexistent dans les décors que vous évoquez éléments archaïques et éléments très modernes…

C’est une particularité de mon pays, et une particularité qu’il me plaît de montrer. Vous allez apercevoir de loin une vieille maison qui, lorsqu’on s’en approche, se révèle être couverte d’antennes paraboliques. Je voudrais, dans la mesure du possible, que mes films ne s’inscrivent pas dans une temporalité bien définie. Mais évidemment, si vous faites un arrêt sur image sur les billets de banque dans Le Fils adoptif, vous trouverez des indications de date !

Pour quelle raison avez-vous changé de nom en 2003 ? Vous étiez Aktan Abdykalykov. Vous êtes devenu Aktan Arym Kubat.

On m’avait déconseillé ce changement de nom. Mais il était important pour moi que je reconnaisse mon vrai père, l’homme qui m’a élevé et qui n’apparaissait en aucune manière sur mon passeport. Car je suis vraiment un fils adoptif. J’ai porté longtemps le nom de mes parents biologiques, mais ces histoires d’héritage génétique restent très abstraites pour moi. En fait, quand j’ai décidé de changer de nom, mes deux pères étaient déjà morts. Arym est le nom de mon père biologique, Kubat celui de mon père adoptif. S’ajoutait le fait que je voulais avoir un vrai nom kirghiz.

Faut-il alors vous croire quand vous dites que vos films ne traitent pas de politique ?

Je parle de la vie. Comme la vie est politisée, je veux bien qu’on dise que mes films sont politiques. Mais je ne suis pas un homme politique. Aucun homme politique ne tournerait une scène comme celle de la mosquée dans Centaure, car les religieux représentent pour les hommes politiques des électeurs potentiels, qu’ils courtisent. Il y a au Kirghizstan un imam qui est suivi sur Facebook par cent mille followers.

The Economist vient de publier un article pour expliquer que la liberté d’expression au Kirghizstan était bien moins grande qu’on nous l’assure. Devons-nous chercher un symbole dans cette épouse sourde et muette que vous avez choisi de donner au héros ?

Je vous laisse l’entière responsabilité de cette interprétation. Mais je tiens à vous rassurer : je ne crains pas de m’exprimer. En réalité, tout dépend de la manière dont on s’exprime : une critique énoncée avec la volonté sincère d’améliorer une situation est bien vue ; en revanche, ce qu’on n’aime pas, ce sont les donneurs de leçons. J’ai toujours été dans l’opposition. Mes films sont des films d’opposant. Certains d’ailleurs me reprochent de financer mes films avec de l’argent occidental uniquement pour dire du mal de mon pays !

 

Propos recueillis par FAL

Remerciements : Robert Schlockoff et Nikolaï Iaronchenko

 

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