Entretien avec Stephan Komandarev, réalisateur de « Taxi Sofia »

Geôle Taxi ?

Le réalisateur Stephan Komandarev propose avec Taxi Sofia une machine à explorer l’espace-temps d’un genre étonnant. Si l’espace se limite pratiquement d’un bout à l’autre à l’habitacle d’un taxi, chacun des épisodes qui s’y déroulent concentre en quelques minutes plusieurs décennies d’histoire contemporaine. 

 

Tous les lycéens de France ont eu un jour à plancher sur la fameuse formule de Maupassant qui pose qu’en art, les réalistes sont, en réalité, des illusionnistes. Sans doute cette équivalence peut-elle donner lieu à différentes interprétations, mais chaque nouvelle de Maupassant en fournit une illustration immédiate. Le lecteur entame un récit de quelques pages qui, vu sa brièveté, ne saurait a priori proposer autre chose qu’une anecdote sans conséquence, mais chaque fois c’est le même tour de passe-passe, le même miracle, souvent glaçant : derrière le compte rendu d’un événement ponctuel, c’est toute une existence (voire toute la négation d’une existence) qui se dessine. Oui, quelle que soit sa longueur, chaque récit de Maupassant pourrait s’intituler Une vie.

 

C’est cette contraction, ou plutôt cette dilatation inattendue du temps que nous retrouvons dans le film de Stephan Komandarev Taxi Sofia. Chaque sketch de ce film à sketches nous invite à suivre une « course » (le plus souvent nocturne) d’un chauffeur de taxi (chaque fois différent) à travers les rues de la capitale bulgare et aucune de ces courses ne dure plus d’un quart d’heure, mais chaque fois surgit le grain de sable qui vient mettre au jour une vie brisée, quand il ne vient pas lui-même briser une vie. Un coup de frein un peu brusque, et voici un mari adultère surpris en flagrant délit par son épouse alors que celle-ci est pourtant bien loin. Des commentaires de jeunes gens un peu éméchés sur la mine sinistre du chauffeur, et celui-ci sort de son silence pour leur expliquer qu’il vient d’enterrer un fils de leur âge… Parfois nous sommes amenés à nous demander si c’est à une scène de comédie ou de tragédie que nous assistons, mais cette incertitude n’apparaît jamais comme le résultat d’une mise en scène, chaque épisode se présentant sous la forme d’un unique et indiscutable plan-séquence.

 

 

Indiscutable, parce que la fabrication dépasse ici la fabrication. Il ne s’agit pas d’en mettre plein la vue comme entendait le faire un Sam Mendes dans son ouverture de SPECTRE. Si nous pouvons nous amuser de ce principe pendant les deux premières minutes de Taxi Sofia, nous oublions vite la virtuosité technique qu’il implique, de la part du réalisateur et de son chef opérateur Vesselin Hristov (v. détails dans l’entretien qui suit), pour nous sentir prisonniers, ou peu s’en faut, de la réalité du taxi. Chaque fois, pendant un quart d’heure, nous sommes condamnés à partager le trajet, et à découvrir le destin, des passagers ou de leur chauffeur, et la seule scène ‒ ou presque ‒ qui nous fasse vraiment sortir de l’habitacle du véhicule est de loin la plus paralysante d’entre toutes, puisqu’elle nous conduit jusqu’à un désespéré qui vient de franchir la rambarde d’un pont et s’apprête à sauter…

 

Destins individuels ? Peut-être. Mais un film à sketches ne vaut que si ses éléments en apparence disparates sont unis par une chaîne secrète. Et ici, cette chaîne n’est autre que celle de l’Histoire : cette lycéenne qui se prostitue, ce chauffeur de taxi qui tue un banquier lié à la mafia, ce chirurgien brillant qui s’apprête à émigrer en Allemagne, et tous ces chauffeurs de taxi qui exercent un autre métier ‒ leur vrai métier ‒ pendant la journée… bref, tous ces personnages (et ces revolvers présents dans chaque boîte à gants) sont là pour nous dire, chacun à sa manière, que les lendemains qui chantent n’ont chanté qu’un seul printemps et appartiennent désormais au passé. La république n’est pas plus belle sous l’empire, mais l’empire n’est guère plus beau que la république. Peut-être convient-il d’inverser les deux termes, mais ce n’est pas cela qui changera grand-chose. Et tout un pan de ce qui est dit ici de la Bulgarie des trois dernières décennies pourrait être aisément transposé, moyennant quelques menues modifications, à l’ensemble de l’Europe.

 

Il y a malgré tout l’esquisse d’un happy end, d’une renaissance même, quand arrive le plan final. Ce n’est pas le printemps, c’est l’hiver, comme l’indique la neige qui couvre tout le décor. Et cette blancheur, tout d’un coup, suggère qu’il reste encore de la place pour une certaine pureté. Le destin, implacable souvent, mais parfois généreux, est un chauffeur de taxi qui préfère dans certains cas conduire un passager de la mort à la vie plutôt que de la vie à la mort. C’est cette ambivalence qui fait de Taxi Sofia ce que les Anglais nomment an instant classic.

 

Entretien

 

Pour un observateur extérieur, l’industrie cinématographique bulgare se manifeste plus en coproduisant Expendables ou des films d’action américains de série B qu’en produisant des films spécifiquement bulgares.

Le Festival national de Varna, où les Bulgares vont découvrir Taxi Sofia, programme quatorze films spécifiquement bulgares, qui correspondent à la production d’une année. Ce n’est pas si mal. Sur ces quatorze films, deux ou trois sont des films « grand public » et sept ou huit appartiennent au « cinéma d’auteur ».

C’est dans cette seconde catégorie que je me situe, mais, en même temps, si l’on entend susciter un vrai débat à partir des questions que l’on pose dans un film, il faut attirer un certain nombre de spectateurs, et c’est pourquoi je m’efforce de faire des films qui ne rebutent pas le public. Taxi Sofia est soutenu par une campagne très importante dans les médias et compte parmi ses interprètes Assen Blatechki, l’un des comédiens les plus populaires en Bulgarie : cela devrait lui éviter de rester « confidentiel ». Et, après son exploitation en salles, il sera diffusé à la télévision, puisqu’il a été coproduit par la télévision nationale bulgare.

Quant à ces films américains qui se tournent en Bulgarie, oui, ils existent, mais ils existent dans un autre univers, très éloigné de celui des cinéastes bulgares. Ces productions sont toutes concentrées dans un studio de Sofia dont c’est la spécialité, et, même si elles emploient des techniciens bulgares ‒ qui ne peuvent se permettre de refuser du travail ! ‒, on ne saurait dire qu’elles aient contribué à les former : au temps du régime totalitaire, on tournait en Bulgarie cinquante films par an ! C’est indubitablement un grand studio avec beaucoup de moyens, mais il est plus simple pour moi de faire venir d’Allemagne la caméra et le matériel technique dont j’ai besoin que d’aller les chercher dans ce studio ‒ ses tarifs de location ne sont pas du tout avantageux.

 

Y a-t-il une frontière très nette entre vos œuvres de fiction et vos travaux documentaires ?

J’aime bien faire les deux. Très souvent je reprends dans mes films de fiction, et Taxi Sofia en est un bon exemple, des sujets que j’ai d’abord rencontrés en tournant mes films documentaires. Mais, au-delà de la parenté scénaristique, il peut y avoir une parenté dans la mise en scène elle-même. Le principe du plan-séquence retenu pour chacun des épisodes de Taxi Sofia allait dans ce sens.

 

Extrait de Taxi Sofia

 

Quelles contraintes pratiques ce choix a-t-il impliqué pour le tournage ? Comment vous êtes-vous arrangé, par exemple, pour que jamais n’apparaisse dans une vitre ou dans le rétroviseur des taxis le reflet de la caméra ?

Beaucoup, beaucoup de répétitions et un chronométrage très précis. Dans chaque taxi, il y avait les comédiens, bien sûr, et le chef opérateur. L’éclairage était réglé au moyen de barrettes lumineuses très discrètes. L’assistant cameraman était dans le coffre arrière, et moi-même, je suivais dans une camionnette avec un moniteur sur lequel je contrôlais les images. Mais la circulation automobile était telle qu’il arrivait que la connexion s’interrompe toutes les quinze secondes, et il fallait donc tout vérifier à la fin de chaque prise de vues… et tout recommencer quand quelque chose n’allait pas. Pour le premier épisode, qui se passe pendant la journée, nous avions choisi de tourner un dimanche, mais la circulation était quand même si forte qu’il a fallu s’y reprendre plus d’une douzaine de fois avant de parvenir à un résultat satisfaisant.

Nous savions que la tâche des comédiens serait difficile. Ceux qui conduisent les taxis devaient jouer leur rôle en conduisant vraiment. Nous avons donc tourné une première version du film avec une petite caméra, sans éclairage et sans son, mais à partir de laquelle nous avons réalisé un montage de 1h45 que nous avons étudié de très près et qui nous a amenés à introduire de nombreuses modifications.

 

Cette continuité du plan-séquence n’est pas loin de créer en plusieurs occasions une angoisse chez le spectateur…

C’était bien le but recherché, et c’est bien pourquoi le principe du plan-séquence était nécessaire ! Si l’on voulait faire sentir la réalité autour de la voiture, il n’était pas question de recourir à des artifices. Il y en a deux, en tout et pour tout : dans le premier épisode, il y avait un carrefour particulièrement difficile pour lequel nous avons pu contrôler les feux ; et, dans celui du suicidé, le comédien était attaché à la rambarde du pont ‒ et deux fois plutôt qu’une ! (À la fin, il est détaché hors champ par le chauffeur de taxi à la faveur d’un gros plan sur les visages.)

 

Si l’on vous dit qu’on retrouve dans Taxi Sofia, ne serait-ce qu’à cause de sa division en épisodes, le ton des films à sketches italiens des années soixante-dix, par exemple ceux de Dino Risi…

C’est un cinéma que je connais, mais, sincèrement, ce n’est pas celui que j’ai eu à l’esprit en tournant Taxi Sofia. J’aime plutôt les frères Dardenne, Ken Loach, le cinéma de la réalité. Bien sûr, il y a des moments drôles dans Taxi Sofia, mais ce qui me semble être la condition d’un cinéma de qualité ‒ et ce qui est le plus difficile à réaliser ‒, c’est de faire surgir un moment drôle cinq minutes après un moment triste, et c’est la raison pour laquelle il faut absolument une base de réalité.

 

Coexistent dans votre film un Sofia crasseux, misérable et sinistre, et un Sofia moderne et luxueux…

Mais je crois qu’on retrouve ces deux aspects partout en Europe. Je connais bien Paris, et l’on rencontre à Paris cette même contradiction. J’étais content lorsque le film a été présenté à Cannes : les réactions qu’il a suscitées m’ont prouvé que les difficultés étaient partout les mêmes. Les riches sont de plus en plus riches, la classe moyenne est moins aisée qu’elle ne l’était et les pauvres sont de plus en plus pauvres. Simplement, comme je suis un cinéaste bulgare, je présente la réalité bulgare ‒ celle que je connais.

 

Extrait de Taxi Sofia

 

L’épisode dans lequel la femme chauffeur de taxi retrouve le responsable politique qui a gâché sa vie dans sa jeunesse apparaît comme une condamnation de la période communiste, mais, mis à part une vague lueur d’espoir vers la fin, tout semble indiquer dans votre film que la situation de la Bulgarie n’est guère plus brillante aujourd’hui.

Je ne suis pas nostalgique de la période totalitaire. Mais le processus de transition qui dure maintenant depuis vingt-huit ans, ce passage du totalitarisme au capitalisme libéral dans lequel la main invisible du marché prétend tout régler, est loin d’avoir amené de bons résultats. Aujourd’hui règne le capitalisme sauvage. J’étais plus optimiste il y a dix ans.

Taxi Sofia est un film sur la reconquête d’une dignité perdue, sur la nécessité pour une société d’avoir un corps nouveau. J’ai songé à ce film il y a cinq ou six ans en songeant à mes deux enfants ‒ ma fille apparaît d’ailleurs au début du premier épisode et dans la dernière séquence ‒, en me demandant dans quelle société ils allaient vivre. Vont-ils rester en Bulgarie ? vont-ils émigrer ? À titre personnel, c’est pour eux que j’ai fait ce film, avec l’idée que, si l’on veut changer une situation, il faut faire un premier pas, qui consiste à (se) rendre compte de la réalité telle qu’elle est, bien différente de celle que montrent la télévision ou les médias corporatifs.

 

Au début du premier épisode, le chauffeur de taxi ramène d’autorité devant le lycée une jeune fille qui voulait être conduite jusqu’à un hôtel où elle allait se prostituer, mais on imagine que, si elle ne se prostitue pas aujourd’hui, elle ira de nouveau se prostituer demain…

Il la ramène devant le lycée, autrement dit là où elle doit être. Et je vous répondrai en citant cette scène de Vol au-dessus d’un nid de coucou où l’on voit McMurphy s’efforcer en vain de soulever une grosse pierre. « At least, I tried », commente-t-il. S’il y a une masse critique de gens qui essaient de changer les choses, les choses changeront.

Mon ambition n’est pas de présenter un dépliant publicitaire de la Bulgarie, mais une base de discussion. J’aime ce pays et j’espère pouvoir contribuer à le changer. Tous les Bulgares qui ont vu le film à ce jour le trouvent conforme à la réalité de la première à la dernière image.

 

À Cannes, Taxi Sofia avait encore pour titre Directions, traduction fidèle du titre original bulgare, Posoki…

Je ne conteste pas ce titre Taxi Sofia choisi par le distributeur français, qui sait ce qu’il fait. Mais Directions évoque la direction que l’on indique à un chauffeur de taxi et celle que doit prendre la société…

 

…et rappelle aussi film director ?

Vous savez, mon nom de famille est déjà Komandarev, alors…

 

Et quelle direction allez-vous prendre pour votre prochain film ?

Pendant la préparation du film, nous nous sommes aperçus qu’on rencontrait la nuit dans les rues de Sofia trois types de véhicules : les taxis, les voitures de police et les ambulances. Et de cette constatation est née l’idée d’une trilogie. Le second volet de celle-ci sera construit autour de trois histoires, chacune s’attachant à une équipe de deux policiers, la nuit donc. Sinon, je participerai à la réalisation d’un film « omnibus », un documentaire qui sera l’œuvre de cinq réalisateurs différents, sur les cinquante années qui ont suivi en Tchécoslovaquie l’écrasement du Printemps tchèque. Avec très peu d’archives ‒ les points de vue seront ceux d’aujourd’hui.

Propos recueillis par FAL 

 

 

Taxi Sofia (Posoki ; titre international : Directions). Réal. : Stephan Komandarev ; scén. : Simeon Vansislavov et Stephan Komandarev. Avec Vassil Vassilev-Zuek, Ivan Barnev, Assen Blatechki, Irini Zhambonas. 1h43. Sortie le 11 octobre.

 

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