Donner à voir : Images de Birkenau, du Sonderkommando à Gerhard Richter

L’une des salles regroupe 3 œuvres exposées selon la scénographie de l’artiste lui-même : 4 tableaux abstraits réalisés en 2014, ou cycle « Birkenau » ; une œuvre de 2019, « Miroir gris », soit un assemblage de miroirs gris de dimensions similaires aux tableaux et enfin, 4 photographies présentées comme « Photographies Birkenau 1944 » de dimension beaucoup plus modeste.

Dans un cours essai, comportant de nombreuses reproductions photographiques illustrant le propos, l’historien de l’art Éric de Chassey, spécialiste des XXe et XXIe siècles, expose avec grande clarté les enjeux éthiques que pose cette confrontation.

Il décrit très précisément la maturation de l’œuvre picturale, de la figuration à l’abstraction : l’artiste a d’abord produit des dessins avant de passer à la réalisation de tableaux abstraits par ajouts de couches de couleurs : noir, blanc, rouge et vert.  Éric de Chassey ne remet absolument pas en cause la qualité esthétique des tableaux qui sont reproduits dans le livre, il les compare avec ceux d’autres artistes ayant représenté la Shoah, comme ceux de Frank Lobdell, qu’il estime de qualité esthétique inférieure, ou de David Olère, qu’il juge esthétisants. Il est certain que l’intention de Richter est louable, qu’elle résonne avec son histoire personnelle, un rapport complexe à l’Allemagne, mais il n’est pas sûr qu’elle respecte l’unicité des photographies et du processus criminel que ces dernières documentent.

Spectacularisation ?

Selon l’auteur, la question de la représentation, qu’elle soit figurative ou abstraite, n’est pas en soi le problème, « parce que, pour un être humain, rien n’est jamais irreprésentable » ; ce qui compte est le point de vue, « le ton, ou l’accent, la nuance » selon les mots empruntés à Jacques rivette.

Autrement dit, le référent de telles œuvres responsabilise l’artiste, implique des enjeux éthiques.  Dans le cas présent, la confrontation des œuvres et des photographies, ainsi qu’un apparat documentaire défaillant s’avèrent problématiques.

Tout d’abord, depuis le développement des téléphones portables, les visiteurs de musées ont pris l’habitude de prendre des selfies dans quelque salle de musée qu’ils se trouvent.

Or, si dans les années 80, l’utilisation de miroirs par les artistes avait pour but, de mettre en valeur les autres œuvres, d’interroger le regard du spectateur ou de le confronter à des altérités, l’effet peut s’avérer désormais inverse et participer d’une forme de spectacularisation.

« Seuls témoignages visuels directs »

Qui plus est, les photographies ne sont pas clairement documentées. Leur unicité n’est pas mentionnée : elles sont à ce jour les seuls documents historiques témoignant, non pas seulement de la vie dans les camps, mais de la mise à mort des victimes systématisée par le régime nazi, puisque deux d’entre elles encadrent, immédiatement avant, et immédiatement après, le moment fatal.

L’historien commente très précisément ce qu’on voit sur ces photographies et contextualise la prise de vue faite par un groupe de 4 membres du Sonderkommando de Birkenau au péril de leur vie et avant la révolte qu’ils fomentèrent en octobre 1944.

En fonction de leur cadrage, Éric de Chassey explique qu’il est possible également de déterminer le lieu et dans quelles conditions elles ont été prises.

 « Leurs auteurs les ont transmises pour qu’elles soient vues et utilisées comme preuve ». En effet, à l’heure où la seconde guerre mondiale disparaît des mémoires vivantes, le document historique « brut » acquiert une valeur d’autant plus importante, même si Claude Lanzmann lui-même a pu déclarer que la Shoah n’avait pas besoin de preuves.

Retouches

Une autre confusion est imputée au peintre :  il a retouché ces images, en les recadrant, en modifiant leur orientation et même en inversant l’ordre des prises de vue.

« En se livrant à un montage purement esthétique, Gerhard Richter défait donc la temporalité non seulement des photographies mais surtout celle des actions criminelles documentées ».

Cet essai à la démarche rigoureuse et s’appuyant sur les derniers travaux de recherche historique autour des 4 photographies fait la synthèse des connaissances et clôt, selon l’auteur, et de manière convaincante, la polémique suscitée par le livre de Didi-Huberman Images malgré tout.

Pour faire bonne mesure, l’historien ne manque pas de rappeler combien la renommée internationale du peintre, aujourd’hui âgé de 91 ans, est justifiée, par l’ampleur et la qualité esthétique de son œuvre.

Néanmoins quelques données sur les différentes pratiques artistiques du peintre pourraient éclairer ce faux-pas, dans un parcours riche en évolutions et en recherches, parfois, il est vrai, incomprises. En effet Gerhard Richter a beaucoup travaillé à partir de photographies, que ce soient celles de sa famille ou de coupures de presse et selon différents procédés. Certaines de ses œuvres font ainsi écho aux drames et déchirements familiaux à l’époque du nazisme ; d’autres ont pu être suscitées par l’actualité comme les œuvres intitulées série 18 octobre 1977 ou September.

A cette petite réserve près, cet essai rappelle combien il est primordial de lutter contre la banalisation des images et l’indistinction qui découle d’un manque de contextualisation.

L’auteur cite in fine Bertolt Brecht : « Moins que jamais, la simple « reproduction de la réalité » ne dit quoi que ce soit sur cette réalité ».

C’était en 1931, mais cela vaut ô combien encore aujourd’hui.

Florence Ouvrard

Éric de Chassey, Donner à voir : Images de Birkenau, du Sonderkommando à Gerhard Richter, Gallimard, mai 2024, 104 pages, 20 euros

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