François Truffaut, Chroniques d’Arts Spectacles (1954-1958)

encre sans miséricorde

Truffaut avant Truffaut. Parution chez Gallimard des textes critiques publiés par l’homme qui aimait les films dans la revue Arts-Spectacles, postérieurs dans l’ensemble à ceux des Cahiers, mais tout aussi mordants.

Il y a deux François Truffaut, le critique de cinéma et le réalisateur. Mais, ce que l’on sait moins, c’est qu’il convient de distinguer deux périodes dans la carrière du critique : Truffaut n’a pas seulement écrit dans Les Cahiers du Cinéma avec ses copains Chabrol ou Godard. Il a ensuite collaboré, entre 1954 et 1958, à Arts-Spectacles, et Gallimard nous offre aujourd’hui, sous la forme d’un épais volume de cinq cents pages édité par Bernard Bastide, l’intégralité des textes qu’il écrivit pour cette revue.

Disons-le d’emblée, si la lecture de ces Chroniques est le plus souvent passionnante — ne serait-ce que parce que Truffaut et ses camarades cinéphiles, nourris tout autant de littérature que de cinéma, faisaient partie des gens qui savaient encore écrire —, certaines pages ne laissent pas de susciter chez le lecteur un certain malaise. Parce que, là encore, il y a deux Truffaut. Il y a, d’un côté, un Truffaut admirable, honnête, émouvant, qui nous explique que « souvent des critères esthétiques sont liés à des critères moraux ; il y a des films réussis et des films ratés, mais il y a aussi des films nobles et des films abjects. Il y a une morale artistique qui n’a rien à voir avec la morale courante mais qui existe. »

Rien à voir avec la morale courante ? Truffaut veut dire par là qu’il est prêt à admettre un cinéma cynique — celui de Hitchcock, par exemple ? —, mais à condition que, comme la justice, ce cynisme s’applique à tous équitablement. Et il cite un film de Denys de la Patellière dialogué par Michel Audiard (1), Retour de manivelle, en s’attardant sur le personnage de la petite bonne, « admirablement interprétée par Michèle Mercier » :

À Daniel Gélin qui vient dans sa chambre la séduire, elle avoue son goût pour les romans-photos, en deux ou trois phrases idiotes ; après une nuit d’amour avec Gélin, elle lui dit : “ C’est drôle, j’ai rêvé qu’on se mariait ” et le public des Champs-Élysées de s’esclaffer. Or, il me semble que lorsqu’on se veut cynique, il ne faut flatter aucun public et que la satire ne devrait s’attaquer aux bonnes qu’en dernier lieu. »

Mais, à côté de ce critique généreux qui, dans ses élans, arriverait presque à nous faire croire que Bardot était une grande comédienne ou qui explique aux spectateurs déçus par Un roi à New York que Chaplin ne pouvait décemment pas faire un film comique quand le décor était celui d’un monde où l’on s’ennuie, à côté de ce Truffaut-Jekyll se dessine un Truffaut-Hyde. Qu’il dénonce certaines magouilles propres aux festivals, de Cannes ou d’ailleurs, c’est de bonne guerre, puisque nous savons que ces choses existent. Qu’il conteste la légitimité d’un jury sous prétexte qu’il n’est pas exclusivement composé de gens du cinéma et qu’il inclut des écrivains, voilà qui est déjà plus surprenant. Mais il décroche le pompon lorsqu’il s’en prend à certains réalisateurs comme André Cayatte, avec une violence qui dépasse l’imagination et la décence. Il y a véritablement quelque chose de pathologique dans l’acharnement avec lequel il entend démontrer que cet avocat ne saurait être un cinéaste : un avocat, explique-t-il, est un vitrier qui passe son temps à réparer des vitres cassées, alors qu’un artiste ne cesse — c’est sa mission même — de casser des vitres. Sans doute y a-t-il une part de vrai dans cette distinction et sans doute le cinéma de Cayatte était-il parfois un peu appliqué dans ses démonstrations, mais fallait-il cracher tant de venin et tant de mépris à l’égard d’un homme qui s’efforçait de réparer non pas tant les vitres brisées par les artistes que celles que l’institution judiciaire avait elle-même abîmées ? Cayatte dénonçait les erreurs de la justice et militait contre la peine de mort. Quelle idée, mes aïeux ! (2)

On nous permettra d’attribuer cette schizophrénie de Truffaut à un mal-être intime résultant de ses incertitudes sur ses origines. Qu’on relise l’épaisse biographie d’Antoine de Baecque et Serge Tubiana : l’œuvre de Truffaut est tout entière marquée, en filigrane, par la recherche du père (3), autrement dit par une quête dont on ne saurait évidemment condamner le caractère personnel, mais qui, poussée à la limite, finit par écarter toute considération sociale (les enfants, sauvages ou non, ne sont le plus souvent que des projections de lui-même). En fait, Truffaut critique condamne le cinéma dont il sent déjà confusément qu’il sera hors de portée pour Truffaut cinéaste. De La Peau douce aux Deux Anglaises et le Continent en passant par Fahrenheit 451 (où Julie Christie interprète à la fois le rôle de la femme collabo et de l’institutrice résistante), le schéma truffaldien est essentiellement celui d’un homme tiraillé entre deux femmes (y compris dans La Sirène du Mississippi, où Catherine Deneuve se fait passer pour une femme assassinée avec sa complicité) ou d’une femme tiraillée entre deux hommes (Jules et Jim, Le Dernier Métro). Transposition d’une longue crise d’identité d’un cinéaste découvrant peu à peu que l’homme qui l’avait reconnu n’était pas son vrai père, et se sentant sans doute très morveux d’avoir correspondu avec l’extrêmement-droitiste Lucien Rebatet lorsqu’il découvre en outre que son vrai père était juif… Spielberg devait rire in petto, si sincère qu’ait pu être l’admiration qu’il portait à Truffaut, lorsqu’il confia à celui-ci dans Rencontres du troisième type le rôle d’un bonhomme capable de comprendre le langage des extraterrestres, mais incapable de communiquer en anglais avec ses frères humains, et, qui plus est, se nommant Lacombe, comme le héros douteux du film de Louis Malle sorti deux ans plus tôt. Sauf erreur, c’est Truffaut lui-même qui avait remis en question le slogan « Quand on aime la vie, on va au cinéma ». Pour lui, c’était plutôt : « Quand on n’aime pas la vie, on va au cinéma. » Et même, dans son cas précis : « Quand on n’aime pas la vie, on fait du cinéma. »

Un best of de ces chroniques d’Arts-Spectacles, composé, édité (et souvent revu et corrigé) par Truffaut lui-même, avait naguère été publié sous le titre Les Films de ma vie (4). Ce titre était et reste une excellente orientation de lecture. Tous ces textes peuvent évidemment être envisagés comme des développements théoriques sur le cinéma, mais ce sont aussi, à n’en pas douter, les chapitres de l’autobiographie que Truffaut n’a pas eu le temps d’écrire.

FAL

François Truffaut, Chroniques d’Arts-Spectacles (1954-1958) – Textes réunis et présentés par Bernard Bastide, Gallimard, mars 2019, 24 euros.

(1) La légende raconte que leur alliance objective contre un producteur peu recommandable contribua par la suite à faire de Truffaut et Audiard des amis. 

(2) Grand seigneur, Cayatte envoya malgré toutes ces attaques un chèque à Truffaut lorsque celui-ci, en 1968, prit la tête du comité de défense d’Henri Langlois, lequel venait d’être démis de ses fonctions de directeur de la Cinémathèque.

(3) La dernière des Chroniques d’Arts-Spectacles est comme par hasard un hommage à André Bazin, père spirituel de Truffaut.

(4) Flammarion, « Champs Arts », avril 2012, 360 pages, 9 euros.

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