Théâtres du monde, « l’anthroposcène » à l’ère de l’anthropocène …
Frédérique Aït-Touati est une chercheuse et intellectuelle singulière par l’étendue de son champ d’études : docteur en littérature comparée, traductrice de l’anglais, mais aussi historienne des sciences et metteur en scène, elle contribue à la compréhension des liens entre les sciences et les représentations fictionnelles ou mentales, comme dans Théâtres du monde, un essai qui se situe au carrefour de l’histoire de la philosophie, de la science, et du théâtre, compris comme dispositif scénique et métaphore d’une « conception du monde ».
Le théâtre, construction mentale et dispositif scénique
L’autrice part du constat qu’une première rupture a lieu à la Renaissance : on passe du Theatrum Mundi, où l’action de l’homme est vanité, au Theatrum naturae qui « place l’homme dans une position de spectateur, regardant le monde comme une scène où Dieu est auteur et créateur ».
Issu des genres encyclopédiques du Miroir et des Loci memoriae ou lieux de mémoire, le theatrum, chez l’humaniste Giulio Camillo (1480-1544), est « une opération mentale consistant à condenser la totalité des choses et des idées du monde », rassemblant et classifiant un savoir hermétique au simple mortel. Mais il est aussi un espace scénique et architectural conçu pour le roi François 1e. Le théâtre élisabéthain du Globe hérite de ce dispositif, en y ajoutant la mise en mouvement d’un microcosme censé condenser le macrocosme de la Terre.
Cette « vision » du monde occidentale, puisque, comme il est rappelé, le théâtre se rapporte étymologiquement à la vision et au point de vue (c’est « le lieu d’où l’on voit ») correspond à celle que l’anthropologue Philippe Descola qualifie de « naturaliste ». Ce livre en effet se ressaisit des points de rupture qui conduisent l’homme moderne à établir une frontière entre le monde des non-humains et de l’homme, entre ce que la philosophie appelle nature et culture. Plus lointainement il fait suite à L’origine de la perspective de Hubert Damisch publié en 1987, qui s’intéressait principalement à des œuvres picturales comme faisant partie d’un système de représentations et de transformations symboliques. Le prisme du théâtre s’avère particulièrement opérant aujourd’hui car « c’est un des espaces où peuvent se représenter à elle-même une société, une époque, une vision du monde – une cosmologie. »
En effet, le théâtre est à la croisée de la littérature et de la fiction, avec le texte ; de la science et de l’expérimentation, avec la machinerie ; enfin de l’espace social, puisqu’il engage physiquement et spatialement non seulement l’esprit mais le corps du spectateur.
Une figure du XVIIe siècle, emblématique de cette conjonction est celle de Giacomo Torelli (1608-1678), ingénieur en espace scénique qui « mène à son comble la logique perspectiviste » et illusionniste, où la machine concurrence la nature et place l’homme au centre à la fois comme créateur et spectateur.
De ce fait, la scène n’est plus seulement un « décor » inerte, une sorte de toile de fond devant laquelle se déroulent les actions des hommes mais elle devient imitation et recréation en plusieurs dimensions des éléments de la nature, un dispositif permettant d’expliquer, de reproduire et maîtriser la merveille naturelle.
« La magie théâtrale est une magie naturelle débarrassée de ses oripeaux occultes »
Les philosophes, depuis Descartes, ont cherché à expliquer rationnellement ce qui jusque-là relevait du merveilleux naturel ; ce faisant, ils ont mis l’homme à la place du Dieu spectateur. « En moins d’une décennie… le topos du Theatrum Mundi change de sens ; d’expression de la vanité de l’existence de l’homme, il devient métaphore de sa toute-puissance ».
Dès lors, le dispositif théâtral pénètre les sciences expérimentales qui vont non seulement pouvoir expliquer, recréer la nature mais par la suite créer ce qui n’y existe pas. Avec Francis Bacon (1561-1626), reconnu comme leur fondateur, « le travail scientifique y est conçu comme une dramaturgie ». Avec Fontenelle et Torelli le processus sera mené à son terme.
« La merveille des phénomènes cosmologiques et terrestres a définitivement été captée par la technique »
La chercheuse tresse avec grande clarté plusieurs fils entre la recherche spéculative et les inventions techniques ; entre les représentations mentales et le jeu illusionniste. L’art, la science et la philosophie participent de ces évolutions, mais il faut leur ajouter le niveau politique qui, sous la royauté, s’empare de la scène comme image de sa toute-puissance. Telle la figure du Roi soleil en spectateur central du théâtre et objet de l’attention et de l’admiration de tous.
Mais que se passe-t-il ensuite ? Car la démarche du livre, analytique et historique, est également tournée vers le présent ; si on peut la situer par rapport au travail de Philippe Descola, l’autrice fait explicitement référence au sociologue Bruno Latour qui a même contribué à élaborer certains schémas et tableaux du livre qui synthétisent les évolutions.
A l’ère de l’Anthropocène, puisque la chercheuse adopte cette classification, on assisterait à une réintégration sur la scène philosophique et scientifique d’acteurs non-humains, ce qui se traduit dans les domaines artistiques par des interactions entre la scène et la salle, par le dialogue entre différents arts et la mise en valeur de toutes les perceptions sensorielles, dans un souci de redonner à chaque être vivant un statut d’agent.
Dans le sillage du sociologue disparu en 2022, Frédérique Aït-Touati cerne les enjeux de l’évolution actuelle des relations entre l’homme et le monde : l’homme a cru pouvoir maîtriser les créations naturelles, les recréer et en créer d’autres, mais ces créatures lui échappent :
« Les tempêtes reviennent aujourd’hui sous la forme de catastrophes fabriquées, mais que l’on ne maîtrise plus »
Ce qu’elle dit des phénomènes météorologiques et écologiques vaudrait pour le monde de la technologie et des robots.
Cet essai, et c’est un de ses atouts, n’a pas pour but vain de fustiger les pensées de Descartes ou de Bacon qui auraient conduit le monde occidental à la catastrophe:
« il ne s’agit pas d’accuser les penseurs du XVIIe siècle de tous nos maux, mais de comprendre à la fois la beauté et l’efficacité de leurs cosmogrammes et la manière dont ils ont été utilisés à des fins politiques et économiques, par l’intermédiaire de la géométrisation puis de l’économisation du monde. »
L’enjeu est plutôt de réenchanter le monde en redonnant sa place au merveilleux dans ses différentes déclinaisons, en supposant à tous un pouvoir d’agir dans une nouvelle configuration politique.
Théâtres du monde, présente le double intérêt d’être savant, étayé dans ses argumentations mais aussi tourné vers l’agir, celui de la pensée et des corps ; une contribution originale et constructive à la compréhension du monde contemporain.
Florence Ouvrard
Frédérique Aït-Touati, Théâtres du monde, Fabriques de la nature en Occident, La Découverte, mars 2024, 184 pages, 21 euros