Gérard Philipe de Geneviève Winter

À chaque fois que je m’apprête à déprécier, débiner un livre, j’hésite.

D’abord, je préfère l’éloge, le chant du rossignol au brex keks koak.  Par exemple, chanter la sortie en Folio d’un recueil de nouvelles d’Amos Oz, composées entre 1964 et 1966, Les terres du chacal, relire Barrès ou vanter les mérites d’une romancière anglaise oubliée…Mon absence de notoriété m’est aussi un frein, mais on ne se bat pas dans l’espoir du succès … c’est bien plus beau lorsque c’est inutile, n’est-ce pas ?

Autre chose arrête mon esprit : est-ce que je ne sais pas que l’auteur, souvent, n’est pas de mauvaise foi et que ce que je reproche à son travail et partant à son ouvrage,  tient, entier,  à sa personnalité,  son parcours – la plus belle fille du monde etcetera… Ici, comment  Geneviève Winter, normalienne normalisée,  agrégée de Lettres classiques, professeur de classes préparatoires et enfin inspectrice d’Académie,  aurait-elle pu s’éloigner,  ne serait-ce que d’un pas de fourmi,  de l’histoire officielle et ne pas faire naître l’histoire de Jean Vilar,  si étroitement mêlée à celle de Gérard Philippe,  en 1947 et non en 1940,  au temps du maréchal ? Le moyen de critiquer qui, aux yeux de tous, passe pour parfait ?

Génération Barthes, l’habitude de traquer la doxa me demeure ; comme la certitude, qu’en absence de couteau de la valeur, les mots se suivent et se ressemblent, incessante palabre, qui ne signifiant rien, rend la pratique scripturaire inférieure au silence.    

Je suis, je le sais, fatigante de vouloir toujours, en dépit du prix exorbitant que m’a déjà valu cette épineuse question de la collusion Jeune France, Uriage et Maréchalisme, que le couvert fût remis et l’affaire, mise à nue et réfléchie, considérée son lien avec la suite,  le théâtre subventionné : cette mise au pas,  à laquelle le regretté Marc Fumaroli a donné le merveilleux nom d’Etat culturel[1], derrière lequel chacun entend un vers du non moins fabuleux  Pierre Corneille

Et le pire des États c’est l’état populaire…

Populaire ! l’adjectif même dont se parera la troupe du grand Vilar, après qu’il ait usé ses souliers et ses guêtres, sur les beaux chemins de France, la route enchantée, chantant bonjour le jour / bonjour l’amour, à la suite de Trenet des autres, tandis que la sœur de Marie Dubas, la créatrice de “Mon légionnaire”, était mise à mort et son fils déporté ;   la Dubas, dénoncée comme youpine, partie loin d’ici la boue faite de ses pleurs…  La société française épurée de ses indésirables.  

Uriage, Mounier… Ce haut patronage dédouanerait pour jamais – c’est terriblement long – Vilar de tout soupçon de collaboration, une grande part d’Uriage,  entrée en 1942 en Résistance, particulièrement le lieutenant Tom Morel,  héros du maquis des Glières mais il n’empêche que Jean Vilar a chanté le plain chant du retour à la terre et l’éloge de la vie saine, montant les Travaux et les jours  du vieil Hésiode au temps du maréchal Putain des Boches, célébrant la fête des mères 1942 – sous le titre du Plus beau métier du monde  – Les Dames apprécieront ! – en faisant chevaucher – côte à côte – Jeanne d’Arc et le Maréchal et que son zèle n’a connu d’autre frein que l’interdiction du mouvement Jeune France par l’État. Toutes choses, qui réclamaient que quelqu’un un jour mît les pieds dans le plat : ce que fit, avec un rare génie comique, avant de se donner la mort, le grand Romain Gary dans Les Cerfs-volants, son ultime ouvrage, revenant sur le départ des enfants et les admirables figures du pasteur André Trocmé et de sa femme Magda :

Et que j’écrive encore une fois ces noms de haute fidélité : le Chambon-sur-Lignon et ses habitants.

S’il n’avait tenu qu’à lui, Vilar aurait poursuivi la salubre œuvre de redressement moral du théâtre français, salopé, chacun le sait par le Boulevard, aux mains des juifs, les Bernstein and Consorts !

Seul, Alain Resnais, des années plus tard[2], réhabilitera ces mélodrames, qui firent les beaux jours des plus noirs et brillants fleurons du cinéma français d’avant-guerre, particulièrement celui de Marcel L’herbier.

Au-delà du zoo humain et de la peinture des bassesses ordinaires des  hommes, l’éloge des sincérités successives et de leur élan, sans cesse contrarié,  vers la lumière, ce théâtre permettaient  aux  acteurs de déchiffrer des partitions sacrement  difficiles, très loin du grand guignol et de toute opération de simplification, des partitions, qui exigeaient d’eux,  qu’ils changeassent sans cesse de registre, portant à son acmé l’art de la rupture,  passant en un dixième de seconde  du réalisme, à l’onirisme et du romantisme à la sécheresse.  

Terrain miné certes, les vichysso-résistantialistes, légion en ce temps-là, hommes-chauves-souris, oiseaux et rats, thuriféraires successifs et simultanés du Maréchal et du Général, mais ma génération a vu le personnel de Vichy passer, entier ou presque, à Moscou et a pu mesurer les ravages de l’idéologie au théâtre, qui assiste aujourd’hui à son agonie, comme elle assiste à celle du Livre, disciplines, empuanties par l’Idéologie et la confusion des sacerdoces professoraux et artistiques.

Les idées sont nos catins, nos sentiments, versatiles comme les nuagesles merveilleux nuages. Seul, l’art d’assembler, désorganiser les phrases et les mots, importe, qui de l’inaccompli, du non-lieu et des rêves, uniques bâtisseurs de nos vies, porte témoignage. À usage des masses, la pédagogie toujours se fait propagande.  

De l’honneur ou du déshonneur de l’artiste, Benjamin Perret a tranché. Il m’apparaît aujourd’hui certain qu’il a raison. Aucune bonne cause, ne serait-ce que la cause des Incultes, ne mérite que l’on souffrit d’entendre une mégère en cheveux proclamer, au nom de la France, place de l’élégance, mère des Arts et des Lettres, venger sa race… 

Et pourtant la chose a eu lieu et il serait bon de cesser de tacler l’Amérique, mère de tous nos maux, pour se souvenir du temps du Maréchal, celui des Moscoutaires…. Ah ça ira ! ça ira ! La littérature et le théâtre à la lanterne, ah ça ira ça ira !  Les dissidents, on les pendra !

Aujourd’hui, Migrants et Palestiniens ont remplacé le paysan virgilien et Jeanne mais le geste demeure intact, qui du théâtre pour tous, peine à faire ce que rêva et fit Antoine Vitez, un élitisme pour tous. 

Aujourd’hui, personne ne parle plus de ces Jeune-France qui, au gilet rouge de Gautier, préféraient le bleu maréchal et la thèse magistrale de Véronique Chabrol  [3]n’est devenue ni un ouvrage de référence ni un best-seller ni d’ailleurs Chabrol,  professeur ou maître de conférences des Universités.  

Sous le signe de l’ambiguïté donc. De ce TNP, sorti, entier, botté, casqué des années noires et de sa source impure, le lecteur du Gérard Philippe de Madame Winter ne lira que l’hagiographie, en tous lieux, répandue. Ligne à ligne, la Vulgate.

À quoi sert une biographie purement hagiographique ? Non, que je n’ai voulu ou espéré découvrir des zones d’ombre au personnage ! Mais j’aurais aimé rencontrer, en absence, la personne qui a donné sa voix à Saint Exupéry sur le disque que j’écoutais enfant en boucle, ce comédien que j’admirais dans Faust, Les Grandes manœuvres, Le diable au corps… 

Qu’ai-je appris ?

Que son père vivait en exil, condamné à mort par contumace pour enrichissement auprès des Boches, que sa mère l’adorait et que son épouse le suivait sur chaque tournage … curieux ? Non ? J’ai aussi appris, qu’il est mort – non d’un virus tropical mais d’un cancer du pancréas – sans être informé de son état : que chacun a tenu à faire de lui un voyageur sur la terre, chargé d’une unique fonction, celle de Mimi Mathy auprès d’un peuple qui avait beaucoup souffert.

Maigre bilan tout de même.

Quant à Jean Vilar, je n’ai pas vu ses spectacles. Mes parents, horresco referens, m’emmenaient au théâtre Français. J’y découvris outre les Classiques scolaires Montherlant et Rostand,  ensuite nous suivîmes Jean-Louis Barrault en ces divers havres pour y entendre Rabelais, Jarry sur la Butte, Claudel, Offenbach, Vauthier, Duras… J’ai eu l’honneur de voir  l’immense Madeleine Renaud, sans doute la plus grande des actrices de ces années-là, dans Oh les beaux jours de Beckett et dans Harold et Maud, sans oublier les créations d’Anouilh au théâtre des champs Elysées….et la décevante reprise de ce chef-d’œuvre absolu qu’est La Folle de Chaillot.

Mes parents m’avaient tant vanté Moreno.  Feuillère était bien trop élégante pour le rôle…. Et puis Jouvet, mort, ne pouvait plus tenir le rôle de l’égoutier, mais j’écoutais Jouvet en boucle sur un vinyle, tandis que mes condisciples découvraient les Stones et les Pink Floyd. Je fréquentais aussi le théâtre Récamier, où Jourdheuil et Régy fourbissaient leurs armes, l’un montant le Chatterton de Vigny, l’autre, La mère de Stanislaw IgnacyWitkiewicz, avec dans le rôle-titre toujours Madeleine Renaud, terrifiante de calme en mère abusive, vieille Parque, aux mains sans cesse encombrées de ses aiguilles à tricoter et son cerveau de son ouvrage infini.    

Par-là, me trouvai-je, l’ignorant, condamnée à adorer le théâtre et à vivre dans un monde résolument post-Jeune-France, de l’Université aux Ministères, en passant par les directions des salles subventionnées, finissant par me murmurer à moi-même les mots de Roland Barthes :

J’ai beaucoup aimé le théâtre, pourtant je ne vais plus au théâtre.  

Lui qui avait défendu Vilar s’entendait soudain répondre [4] :

Le théâtre ?  Un service public comme l’eau, le gaz ou l’électricité ».]

Ce n’est pas I’« art » que je vise, mais le public prolétaire. Pour moi, faire du théâtre, c’est mettre au service du plus grand nombre, et des moins bien pourvus d’abord, le pain et le sel de la connaissance. La mise en place du couvert sera simple; le repas frugal mais soigné. Pas de préséances. Je n’ai jamais eu envie de faire étalage de nos dons. Je sais depuis toujours qu’au théâtre, dans ce métier comme dans tous les autres peut-être, c’est « en vous appauvrissant que vous vous enrichirez, c’est en vous simplifiant que vous vous multi­plierez, c’est en reculant que vous laisserez la plus grande place… à l’inspiration. » […]

C’est un style, disiez-vous. Et, depuis, vous n’avez cessé de juger en esthètes notre tâche et nos spectacles. Qu’ai-je à faire d’une hypothétique inscription sur les tablettes de l’historien de théâtre que vous vous entêtez à camper ?

Quelle place aimeriez-vous m’assigner dans cet essai sur l’esthétique théâtrale que depuis cinquante ans vous êtes en train de mijoter ?… Ce théâtre que je fais, il cherche à s’inscrire dans l’histoire sociale, tout simple­ment. Et, si sur cet immense terrain où se déroulent les querelles du monde ma place est misérable, c’est à cette place seule que je tiens.

Dénaturé, comme tout art véritable, par cette volonté inextinguible d’éclairer le peuple, qui a plongé les arts dans cette Terreur,  dénoncée jadis par Jean Paulhan dans Les Fleurs de Tarbes[5] où il  condamne sans appel cette volonté de rendre présente, l’absente du bouquet,  en laquelle gît, rhétorique et  fantomatique,  toute la littérature, le théâtre lui aussi a passé.

Incarnation de figures sans essence ni être, surgissement de présences nées du texte et de lui seul – dialogues de Bernstein, vers de Racine ou prose de Vitrac ou de Witkiewicz –  l’acteur était ce sensible indifférent, cet homme de l’art à l’impeccable technique, qui selon Diderot, fondait son art, à rebours des transports romantico-hystériques d’une Maria Casarès ou d’un Gérard Philippe, livré à ses seuls dons.  

Normal – n’est-il pas ? – que je me sois ramassée en beauté, revenant à la posture romaine de Montherlant sous une occupation et en donnant, entre autres preuves de sa non collaboration, la lettre de refus, que le grand écrivain, sommé par la Police des mœurs de ne pas s’éloigner de Paris –  expédia à Georges Lamirand, Secrétaire général à la Jeunesse, qui voulait lui confier une émission à Radio Jeunesse,  osant ce Vous ne voudriez pas que je retourne la jeunesse ?en lequel  gîtait  la quintessence de l’insolence nécessaire en temps de tyrannie qui tant m’émerveilla.

Vilar avait collaboré à l’œuvre de redressement national. Pas Montherlant. L’un passait pour un maître, l’autre pour une ordure et moi je suis entrée, mon minuscule canif de la valeur à la main, sur la scène universitaire pour en être bannie… Minoritaire née, disait l’autre, le grand Romain Gary si célébré, posthume et si chambré vivant, bannie par un maître juif. Que voulez-vous, il portait des valises et moi je défendais le Camus des Chroniques algériennes…  Il voyait de la sociologie partout jusqu’à chez Sophocle et Euripide et moi, je lisais, relisais, crayon à la main, Les Fleurs de Tarbes et la Lettre aux directeurs de la Résistance [6] !

On ne se refait pas.

J’aurais toujours du mal à ouvrir le bec et à me nourrir des histoires officielles, quand de l’Occupation, je retiendrai le geste de Ludmilla Pitoëff, crevant déjà de faim et refusant la porte de sa loge à Robert Brasillach qui, avec mes parents m’a porté témoignage de ce que pouvait et devait être un théâtre d’art et non un théâtre de propagande.

Ce seul fait disqualifie le labeur de Vilar et de tous ses successeurs qui l’ont rendu obligatoire, comme le notait avec génie Karl Valentin (Munich 1882- Planegg, 1948).  

A la Passion, mystère pascal, sur l’Oberammergau s’était substitué un théâtre obligatoire, Les sept Blanche-Neige et “le” nain.  

Il est vrai que ce génie comique à l’état chimique – selon Brecht une plaisanterie vivante – a été licencié pour manque d’humour après la guerre. Vrai encore qu’il estmort d’hypothermie en 1948 dans l’indifférence des foules qu’il avait tant fait rire, lui, qui avait salué l’arrivée au pouvoir du petit Caporal des Brasseries d’un mot et d’un geste, le salut nazi :  

Ce matin, je me suis levé, j’avais de la merde jusque-là…

On ne saurait mieux dire et qui a pataugé dans cette merde et cru trouver la cuillère assez longue pour souper avec le diable, en restera, selon moi, à jamais encombré et souillé.

Si seulement Vilar avait fait son mea culpa !

Faute avouée etcetera… mais non, il a tu cette affaire, s’est opposé, jugeant sans doute trop bas ce sentiment minimum, que constitue la reconnaissance du ventre, à De Gaulle en 1968 – j’en déduis que De Gaulle lui semblait plus méprisable que Pétain – pour se faire virer et molester, l’été suivant, en Avignon, par Julian Beck et les jeunes enragés du Living Theater. Un merveilleux conte moral, que cette tardive correction contestataire, infligée au bon Monsieur Loyal du théâtre officiel !  

On ne badine pas avec l’éducation des masses. La preuve ? L’état de notre beau pays, notre belle et éternelle jeune France, après près d’un siècle d’état culturel et de pédagogisme : du Front Popu à Pap Ndiaye. En passant par les fêtes de la Musique, la Techno Parade, la Nuit de la Lecture, la Kulture obligatoire et j’en passe…

Désolée pour Geneviève Winter, que seuls les lecteurs, qui ne savent rien de Gérard Philippe, liront avec intérêt.  Elle écrit élégamment, elle a fait le job, sources, notes, etcetera mais du vrai Gérard Philipe, nous saurons si peu.

Veule ? Simplement interprète, qui ne vibre et ne vit qu’en jouant ?

Il n’est de bonne biographie, qu’un dessein de vie, qui use de la psychologie des profondeurs, tout le reste, bulle de savon à la surface des choses, vaut autant qu’un article de dictionnaire.

Biographèmes : il fut trahi par son père, dirigé par Vilar et se fit arracher jusqu’à la conscience de sa mort par son Argus.  

Terrible, ce qu’entre les lignes, nous lisons.

Dommage que la biographe ait librement choisi de ne pas affronter ces ombres !

Restent Monsieur Ripois, Armand de la Verne, l’éternel jeune Faust, surtout pour les enfants de ma génération, la voix de Saint-Exupéry, nous conviant, heureux enfants, à aimer une rose sans songer – Tinder and Cie – aux mille et une roses du jardin de la Vie ;  à n’allumer les réverbères d’aucun maître ;  à ne jamais poser le pied dans l’épicerie du Réel mais à toujours s’arrêter pour consoler un enfant,  apprivoiser un renard, avant que le  sournois et silencieux serpent des sables ne nous emporte, sans gloire ou flonflons, loin de ce et de ceux que nous aimons.    

Sarah Vajda

Geneviève Winter, Gérard Philipe, Folio biographie, Gallimard, novembre 2022, 368 pages, 7,90 euros


[1] L’État culturel – Essai sur une religion moderne, Éditions de Fallois, 1991, Livre de Poche, 1999, c’est là où la thésarde que j’étais a trouvé la première mention des “Jeune-France”, ce qui l’a conduite à découvrir la thèse de Véronique Chabrol.

[2] En 1986.

[3] “Jeune-France” : une expérience de recherche et de décentralisation culturelle, novembre 1940-mars 1972 / Véronique Chabrol ; sous la direction de Bernard Dort, thèse de 3e cycle, Paris III, 1974.

[4] Jean Vilar, « Théâtre populaire » no 40, l’Arche, cité in Jean Vilar, le théâtre, service public, p. 254.  

[5] Gallimard, Paris, 1936, 1941.

[6] Éditions de Minuit, 1951.

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