Harry Harrison, Soleil vert, fable noire de la surpopulation
Parfois l’anticipation est d’abord de la prémonition, comprendre un souci précis auquel l’humanité est confrontée et l’amplifier jusqu’à le faire devenir le point d’achoppement de la civilisation même, tout en l’incluant dans un processus historique cohérent. C’est la force de Soleil Vert le plus célèbre des romans d’Harry Harrison qui explore les limites de la surpopulation, de la concentration urbaine maximale et du rationnement (eau, nourriture, électricité, etc.) sous couvert d’une enquête policière et du portrait de quelques humains remarquables.
Sur les ruines du progrès
Le jeune Charlie Chung cambriole un appartement dans le quartier le plus chic et le plus sécurisé de New York (garde-du-corps, douves, vidéosurveillance…). Le propriétaire sort de sa douche et le surprend butin en main. Après une brève altercation, Charlie le tue et s’enfuit sans demander son reste pour aller se cacher dans son quartier natal, une manière de bidonville fait de bateaux rouillés alignés à quai. La victime n’est pas simplement un nanti, c’est un chaînon important de la mafia locale, qui donne ses ordres aux juges aussi bien qu’aux politiciens. Sa mort va tout déclencher : une enquête sans commune mesure dans une ville où les meurtres sont quotidiens et mobilisent peu la police déjà surmenée à « gérer » les émeutes de la faim, à protéger les réserves et les approvisionnements…
Le climat est invivable : une chaleur étouffante l’été et un froid glacial l’hiver, 35 millions d’habitants agglutinés dans un NY devenu un immense bidon ville, alors qu’une guerre mondiale pour la nourriture fait rage, que la sècheresse et les maladies attaquent les récoltes et que les attentats contre les voies de distribution. Les grands trafiquants aussi bien que les petits commerçants qui multiplient les prix des miettes qu’ils leur restent à vendre pour s’enrichir sur la misère. Peu d’humanité sinon une masse grouillante qui survit sur ce qui fut le progrès.
Faites de la place !
La médecine moderne est arrivée. Tout est devenu guérissable. La malaria a été éliminée en même temps que les autres maladies qui tuaient les gens jeunes, et limitaient donc de facto la croissance de la population. La mortalité a commencé à baisser, les personnes âgées à vivre plus longtemps. Toujours plus de bébés qui jadis auraient péri ont survécu, et à présent ils se transforment en personnes âgées dont l’espérance de vie ne cesse de croître. Il n’y a pas plus de naissance qu’avant — c’est juste que les gens meurent moins vite. Trois naissance pour deux décès. Et la population de doubler, encore et encore — à un rythme de plus en plus rapide. Ce qui nous menace, c’est une peste de gens, le monde se meurt d’une infestation de surpopulation. On en a toujours plus, qui vivent de plus en plus longtemps, voilà la réponse. On a fait baisser la mortalité — il va maintenant falloir réussir à contrôler le nombre de grossesses.
Les personnages principaux servent à traverser cette sous-humanité. Andy le policier nous montre l’envers du décor, par les accès qu’il possède. Sol son vieux colocataire symbolise le monde d’avant, celui de la culture. Quant à Shirl, sa chérie, elle est l’instrument de la concupiscence et devra s’adapter pour survivre, armée de sa seule beauté. Le personnage central, c’est la grouillante humanité qui partout tente de survivre… Et le soleil vert, qui illumine d’espoir les pauvres agglutinés et qui en attendent leur seule survie.
Le titre original (« Make room ! make room ! » « faites de la place ! faîtes de la place ») met l’accent sur la surpopulation sur une planète à présent vide de ressources naturelles, qui est le vrai sujet du roman : la nature dévastée pour le progrès qui dorénavant ne profite plus qu’à une infime minorité. Et la manière dont les dirigeants, grâce à la veulerie des forces de l’ordre, contrôle la population, dans tous les sens du terme.
En 1973, Richard Fleischer adapte le roman dans un film demeuré célèbre même s’il ne fait que se servir du tableau de la société détruite et modifie l’enquête policière (il ne s’agit plus d’un accident mais d’un crime commandité), le temps (nous ne sommes plus en 1999 et donc à la veille d’un vérité millénariste mais en 2022). Charlton Heston y est plus phallocrate et antipathique que jamais, dont le jeu est aussi pauvre et contraire à l’esprit du personnage. Le film change la finalité propre au roman en mettant l’accent sur le scandale mis à jour par l’inspecteur sur l’origine de la nourriture plutôt que sur les conditions de survie d’une humanité surnuméraire et démunie.
Soleil vert est un grand roman d’anticipation qui dépeint un monde en passe d’advenir — ce qui fait froid dans le dos. Bien sûr, il pousse la logique à son terme, et au plus noir, mais il reste un grand roman d’une terrifiante actualité.
Loïc Di Stefano
Harry Harrison, Soleil Vert, traduit de l’anglais (USA) par Sébastien Guillot, J’ai lu, juin 2016, 347 pages, 7,10 euros