L’Émouvante et singulière histoire du dernier des lecteurs
Comme il y eut le dernier des Mohicans, Daniel Fohr imagine le destin du derniers des lecteurs. Dernier homme à lire, quand les femmes continuent à s’épanouir dans cette activité. Comme un journal de bord de cette expérience étrange, L’Émouvante et singulière histoire du dernier des lecteurs nous entraîne dans un monde farfelue et pourtant pas si éloigné d’un possible avenir.
Lector in fabula
D’une activité neutre, voici que la lecture est devenue, dans un futur proche, une activité purement féminine. Rien d’autre n’a changé, sinon le regard des hommes qui non seulement désavouent ce loisir essentiel, mais conspuent ceux qui s’y risquent encore. Et le dernier d’entre tous, le narrateur, d’abord naïvement, va engager une manière de journal de bord pour raconter cette folle aventure : être un homme qui aime lire. Le lecteur — il en reste encore, Dieu soit loué — suit l’évolution d’un monde où lire devient une hérésie pour les hommes, qui ne sont plus concernés que par de saines activités physiques et de bistrot. Des choses sérieuses !
Lui continue de lire. De plus en plus discrètement, quitte à cacher ses livres. Et pour lire dehors, sur un banc, au soleil, il est contraint de se travestir. Alors il est abordé par des hommes, qu’une femme lisant est une proie facile, parce qu’elle doit répondre aux impératifs de l’homme. L’homme sait, il est dans le marketing, un livre c’est comme une petite culotte, un truc de filles, pas très sérieux… Et d’ailleurs, une maison d’édition a bien un catalogue constitué de grands classiques féminisés.
une affaire plus sérieuse qu’il n’y paraît
Que la moitié de l’humanité ne lise plus de romans est une catastrophe, pour la simple raison que la littérature est le terrain sur lequel s’établissent et se jugent les relations entre les hommes et les femmes depuis des siècles.
L’histoire est souvent farfelue, cocasse et drôle. Et le parcours du narrateur, de vedette un temps parce qu’insolite à personne qui dérange par ce qu’il est, est lourd de sens. Et L’Émouvante et singulière histoire du dernier des lecteurs confine aussi au dramatique quand il sert à illustrer un monde machiste devenu vide. La littérature n’ayant aucune plus-value sociale, pourquoi perdre son temps ? Ce qui signale assez que les femmes auraient, elles, ce temps à perdre… Et d’ailleurs, être une vedette auprès des femmes occasionne aussi quelques désagréments.
Se mêle à tout cela une belle étude sociologique du monde des livres, des maisons d’édition aux librairies, où pointe une vraie tendresse teintée d’une manière de nostalgie prémonitoire cependant.
L’Émouvante et singulière histoire du dernier des lecteurs est un petit roman intelligent et drôle, profond et léger, tout en finesse, qui ne laisse pas d’interroger sur le devenir des lecteurs et qui devrait enthousiasmer tous ceux qui le sont encore !
Loïc Di Stefano
Daniel Fohr, L’Émouvante et singulière histoire du dernier des lecteurs, J’ai lu, novembre 2022, 154 pages, 7 euros