Hergé, les ultimes secrets

Il y a cinquante ans, le livre de Bob Garcia intitulé Hergé, les ultimes secrets aurait suscité l’indifférence générale de la critique, sinon ses ricanements. Car, il y a cinquante ans, dans le sillage de certaines pages théoriques de Proust parfois assez mal comprises, on posait qu’une œuvre ne s’expliquait que par elle-même, et qu’on pouvait, ou plutôt qu’on devait faire fi du créateur qui était derrière elle. Après tout, nous ne savons rien, ou presque, d’Homère et à peine plus de Shakespeare, mais cela n’empêche pas l’Iliade et l’Odyssée, ou Macbeth et Hamlet, de s’être imposés comme des classiques de la littérature. Et l’on pourrait donner bien d’autres exemples du même genre, empruntés à divers arts, qu’il s’agisse de la sculpture, de la peinture ou de la musique.

Depuis, on est devenu heureusement un peu plus nuancé. On a fini par comprendre, ou par admettre de nouveau — comme on le faisait spontanément au XIXe siècle ou au début du XXe —, qu’il était sans doute abusif de dissocier totalement une œuvre et son auteur, ne serait-ce que parce que des récits prétendument autobiographiques ne l’étaient pas vraiment ou parce que des récits se présentant officiellement comme des fictions étaient, eux, largement autobiographiques.

Le mois de mars 2023 a été marqué par la publication, ou la réédition, d’un certain nombre d’ouvrages sur Sarah Bernhardt et sur Hergé. C’était le centième anniversaire de la mort de la première, et le quarantième anniversaire de la mort du second. Mais pour l’un comme pour l’autre, qui peut encore se vanter de proposer quelque chose de vraiment original ? Patrice Leconte, qui rêve de porter à l’écran Les Bijoux de la Castafiore, mais qui doit attendre encore un certain temps avant que soit réglée la question des droits, a choisi de ronger son frein en publiant Tintin de A à Z, un abécédaire dans lequel aucune lettre de l’alphabet n’est omise, mais dont le caractère personnel est ouvertement revendiqué. Bob Garcia, si l’on en croit le titre de son ouvrage, entend, lui, nous révéler des secrets sur Hergé.

On sait qu’Hergé a commencé sa carrière en collaborant à un journal intitulé Le Petit Vingtième. Garcia a pu consulter, ou plus exactement éplucher de près une collection complète de ce journal, soit quelques dizaines de milliers de pages, et il s’est rendu compte que c’est dans des articles, des photos publiés dans ce Petit Vingtième (et parfois ailleurs) qu’Hergé avait trouvé l’essentiel de son inspiration. Hergé, les ultimes secrets est donc le produit d’un vertigineux travail de bénédictin : tous les albums de Tintin sont examinés l’un après l’autre, et pour chacun nous est fournie l’origine de tel personnage, de telle intrigue, de tel gag, de tel décor, de telle réplique. Juste un exemple : c’est dans Le Sceptre d’Ottokar qu’apparaît pour la première fois la Castafiore ; on peut raisonnablement penser qu’elle a été inspirée à Hergé par — entre autres — un gag publié p. 15 du Petit Vingtième du 21 décembre 1933 et intitulé « La maîtresse de maison va chanter », et où l’on voit le public s’enfuir et le pianiste se réfugier sous son piano.(1)

Un tel déploiement d’érudition est évidemment impressionnant et constitue certainement une base d’étude extraordinaire pour les universitaires tintinophiles, mais oserons-nous dire qu’il risque de laisser le grand public sur sa faim ? Si les sources de la création d’Hergé sont examinées et énumérées ici à la loupe, avec une précision digne d’un ouvrage d’entomologie, on se préoccupe finalement assez peu de savoir comment Hergé se les est appropriées, comment il les a mises en scène. Pour un peu, on aurait l’impression que son œuvre n’a finalement été qu’un gigantesque exercice de copier-coller.

Le dernière partie de l’ouvrage, intitulée « La vérité sur Hergé », nous laisse espérer un instant une véritable interprétation, un véritable commentaire de l’œuvre, mais elle reste jusqu’au bout dans l’esprit de ce qui précède : objectivité et neutralité, prudente ou désinvolte. Hergé a dessiné sa propre femme dans telle ou telle page. Et alors ? Quelle image a-t-il voulu donner d’elle ? Reste aussi en l’air la question idéologique, celle-là même que semblait annoncer à grand fracas la couverture, qui représente Hergé exhumant un dossier orné d’une croix gammée. L’analyse qu’on nous propose se résume à ceci : non, Hergé n’était ni raciste, ni antisémite ; il allait simplement dans le sens du vent, il hurlait avec les loups. Travaillant pour un journal collabo, il ne pouvait pas — n’est-ce pas ? — ne pas se montrer un peu collabo lui-même.

Bob Garcia ne comprend-il pas que le racisme, ce n’est pas seulement les racistes actifs, pas seulement les membres du Ku Klux Klan en bonnet pointu ou la Gestapo qui frappe à la porte d’un appartement ? ne comprend-il pas que le racisme, c’est aussi l’indifférence — ou tout simplement la peur — des voisins d’en face, de tous ceux qui font semblant de ne pas voir ? Il ne s’agit pas, bien évidemment, de réclamer de chaque citoyen une conduite héroïque, mais il n’est pas interdit de penser qu’un véritable artiste — et Hergé n’entre-t-il pas dans cette catégorie ? — est investi d’une mission et doit, autant que faire se peut, éclairer son public, et ce d’autant plus lorsque son public se compose majoritairement de jeunes lecteurs ? À vrai dire, Hergé s’est fait beaucoup plus généreux, beaucoup plus humaniste au fil de ses albums, et Les Bijoux de la Castafiore est probablement l’une des meilleures bandes dessinées antiracistes jamais publiées, mais, encore une fois, l’atomisation des remarques présentées dans cet ouvrage ignore ce qui, à tous les niveaux de l’espace et du temps, fait le charme des aventures de Tintin — le mouvement.

FAL

Bob Garcia, Hergé, les ultimes secrets, Éditions du Rocher, 2023. 19,90 euros

(1) Pour le cas où cet exemple ne suffirait pas, en voici un autre, sur l’origine du prénom Nestor :

« Le prénom “Nestor” apparaît dans le roman de Paul Hythe Le Puzzle inachevé (LPV 20, 18 mai 1939). Il est le neveu de l’oncle assassiné, Nestor Barne. Mais surtout, dans la nouvelle Le Nyctalope, signée E. Triboulet (Le Soir jeunesse 9, 12 décembre 1940), le garçon de café s’appelle Nestor, un prénom parfait pour un majordome ! »

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