« Hével », polar sur fond de Guerre d’Algérie

Placé sous le signe des brumes de la mémoire, le dernier roman de Patrick Pécherot, Hével (« En Hébreu tardif : réalité éphémère, illusoire, absurde »), nous conduit sur les traces de deux routiers faisant des chargements de fret dans les lacis du Jura, à bord de leur camionnette agonisante, cette vielle « Citron » qui les conduira quand même encore un peu, pas la misère mais presque. Un road movie ? pas vraiment, même si les routes circulaires et mémorielles sont nombreuses et s’entrecroisent… 

C’est Augustin, dit « Gus », qui raconte son histoire à un jeune homme, écrivain, qui enquête sur un fait-divers en pleine Guerre d’Algérie, quand les fellagahs faisaient des razzias et revenaient se cacher en Tunisie, que la presse égrenait le nombre des victimes, quand les Maghrébins de France faisaient leurs premières grèves… C’est la France de l’affaire Dominici, des campagnes brutes, des petites sous-préfectures endormies… Et Gus prend son temps pour glisser sa vie dans les détails que l’autre, attend, pour faire son livre sans doute. Ou pour mener une enquête ? Mais c’est à Gus qu’on a tendu le crachoir, et Gus va à son propre rythme, faire des détours et nous régaler de détails anodins et de souvenirs biens à lui : 

J’essaie de causer odeurs, couleurs changeantes, arbres, brouillards et murs des villes. SI je pouvais je vous dirais aussi les en-cas et les menus, pains et service compris. L’essentiel, quoi. L’entre-les-lignes, les mots dans un regard, un geste, un port de tête. La parole est là, autant qu’ailleurs. […] / Le crime ? Vous êtes tous les mêmes. Ne craignez rien, nous y viendrons. Le crime… » /  « Je digresse ? […] L’essentiel est dans la traversière. Si vous voulez du rapide, il y a maldonne. Je ne suis pas votre homme. »

  

Mais ces digressions ne sont-elles pas tout le sel du roman ? Avec les nombreuses réflexions de l’auteur lui-même glissées ici où là contre le monde moderne, les livres tels qu’ils sont fait-pour-plaire, c’est un roman dans le roman.

Au fil du texte, Gus et André croisent tout un petit monde, le bistrot ancien routier, des gendarmes, des maîtresse d’étape, et Pierre, un trimardeur qui va prendre de plus en plus de place dans le récit. C’est par lui que l’histoire vire au noir. C’est Pierre qui porte le secret, cette vérité qui va éclairer le passé et entraîner une nouvelle aventure… Et la Guerre d’Algérie se révèle être l’axe central de ce roman déroutant.

 

« Elle est pourrie l’aventure »

Comment revenir sur la guerre d’Algérie sans faire l’historien froid ni prendre parti, car de chaque côté des hommes et des histoires ? Patrick Pécherot passe par la conscience de Gus, les troubles d’André dont le petit frère est mort là-bas, par Pierre qui a aussi son histoire à raconter, et par les différents Algériens qu’ils rencontrent au hasard de leur aventure. Des travailleurs en grèves, des hommes qui ont tout quitté et qui s’effacent toujours, des hommes qui ont peur.

Avec une gouaille incroyable, de beaux morceaux de bravoure et une inspiration à la Audiard, Patrick Pécherot faire revivre l’âme de Gus et ses souvenirs, mais cela masque mal le climat xénophobe qui petit à petit sourd, et fait que les sourires deviennent grimaces…

Au final, la gouaille sert à faire passer l’horrible des faits, des mentalités, quand le racisme anti-arabe était de mise et que personne n’allait s’inquiéter de leur sort :

 

Quant à le reconnaître… Qui regarde des Arabes ? Qui les regarde vraiment, je veux dire. Ils sont gris, couleur des murs, du ciel bas, de leur éternel costume fripé et de leur gilet de laine. Gris du tabac qu’ils fument en silence, de celui qu’ils prisent dans leur foutue boîte en fer gris. Gris du journal d’hier, ou du mois d’avant, qui bouche ce fichu trou dans la cloison de leur gourde où s’engouffre le vent. Gris préfecture, gris commissariat. Gris des halls de gare et des dimanches trop longs. »

 

 

Joli travail de Patrick Pécherot qui tient l’abjection sous la brume et laisse perler les noirceurs de certains hommes sous la gouaille, le sens de la formule incroyable (« Les bistrots des hameaux sont comme les fortins des westerns. Les derniers postes avant le désert. ») et une écriture qui vous embarque dans cet entre-deux trouble et de plus en plus pesant. Il y a un polar, bien sûr, une enquête, un vrai drame, mais comme support à la peinture d’une ambiance et d’une époque…

 

Loïc Di Stefano

Patrick Pécherot, Hével, Gallimard, « Série noire », février 2018, 209 pages, 18 euros

 

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