Pierre Laval, Un mystère français

Le seul devoir que nous ayons envers l’Histoire étant, selon Oscar Wilde, de la raconter, la méthode importe peut-être moins que l’Université ne l’enseigne.

Quoique… 

Ici, osant une métaphore de haute-pâtisserie, j’évoquerai le mille-feuille ou baba et avouerai que ce ne fut pas sans réticence que j’entamai cette volumineuse préparation qu’est Pierre Laval, Un mystère français de Renaud Meltz. Apparemment trop longue biographie, estimai-je pour que l’essentiel ne se perde pas dans les détails, avant de me laisser peu à peu embarquer jusques à concéder un très rare mérite à la méthode même. D’ordinaire assez hostile aux puddings et autres mets trop riches, je préfère la pavlova, ce subtil dessert à base de meringue, surmontée de fruits rouges et de crème chantilly, inventé en l’honneur d’une ballerine, saluée le soir de sa mort par les violons de l’orchestre de Saint-Pétersbourg, exécutant devant une scène vide, sous le feu d’un projecteur unique, la musique du ballet que son interprétation avait transmué de beauté en splendeur et les simples meringues à tout autre entremets. 

Pavlova, La Vie de Rancé (1) demeure sans conteste l’idéaltype de tous les biographes,  particulièrement le maître  du Fouquet ou le soleil offusqué,  merveilleux livre du terrible Paul Morand. Meringues compactes, copieuses autant que goûteuses, modèles du récit historique où le style le dispute à la science en une tension parfaite que modère l’intelligence ou génie de la compréhension, tels s’imposent aujourd’hui chacun des ouvrages de Patrice Gueniffey : son Dix huit Brumaire, son Bonaparte, son Napoléon et De Gaulle. 

Le Laval, conçu sous les auspices du CRESAT, tenant de l’archéologie et de la géologie, fera néanmoins date par son exhaustivité et sa clarté, puisque grâce à lui, le « mystère » Laval ou « mystère français » cessera d’exister.

 

Du certificat d’études au maroquin de président du Conseil

 Beaux joueurs, n’objectons pas qu’il aurait suffit de relire et Flaubert et Balzac, pour s’approcher de la figure du maquignon et saisir, entière, l’âme d’un petit pays, soudain ébranlé par la possibilité de s’élever et de s’enrichir.  Laval – à la fois Homais, Vautrin et Goriot – a l’exact visage du pays à sa date et ce personnage, sans relâche désormais, interrogera les limites de la méritocratie républicaine, celles de l’admirable labeur des hussards noirs et remettra sur la table la délicate et terrible question posée par un auteur dédaigné et oublié aujourd’hui.  Le nom de cette question ? « L’étape ». Celui de son auteur ? Paul Bourget. Telle demeure, épineuse, la sacrée question que chacun de nous aujourd’hui se pose face au personnel politique, aux universitaires, aux journalistes et tout le petit personnel des lettres françaises des supposés grands aux plus obscurs. Comment s’acculturer, sinon au monde de Pic de la Mirandole ou de De Gaulle, du moins en posséder plus que la grimace, en une étape ?  Le moyen, en une étape, une génération, de devenir, sinon l’égal du moins le digne successeur de celui dont l’enseignement nous a persuadés de pouvoir le devenir ? Comment de lecteur et de spectateur devenir sujet et auteur de sa vie ?  En deux romans, le jeune Paul Bourget, avant de garnir son compte en banque en devenant l’auteur sériel des rêveuses bourgeoises 1900, avait posé les limites de la notion de transmission.  Si Le Disciple mettait en scène la rencontre d’un jeune homme doué avec la figure du « mauvais maître » : celui qui fait de vous son épigone puis son ombre, abolissant tout sens critique et toute autonomie jusqu’à vous conduire au sacrifice suprême, au renoncement de l’aube, nietzschéen, spenglerien au suicide, L’étape, sujet plus scabreux encore puisqu’il touchait à la question sociale, évoquait la difficulté de lire du plus excellent des élèves né dans un foyer sans livres. Lire s’entend ici au sens de pratique herméneutique et non à celle d’ingestion régurgitation d’un savoir. Barrès lui répondra par l’évocation d’une étincelle de génie d’aventure surgie dans une lignée jusque là ordinaire. Le roman, désigné réactionnaire — il l’était— déplut et disparut du ciel des idées sans évanouir la réalité déchirante du constat. Je consacrerai un jour quelques lignes à ce livre dérangeant et rappellerai au lecteur qui l’aurait oublié la dette contractée par Nietzsche envers Paul Bourget, me contentant seulement ici de louer Renaud Meltz d’avoir dénudé le système Laval et de l’avoir ancré dans la volonté de revanche d’un enfant du peuple, surtout avoir montré, au jour le jour, les ravages d’un faux self, invité volontaire à la table du diable. 

Comme Claire Chazal, étoile palie du 20 h de TF1, Pierre Laval se revendiquera Auvergnat et fils de ses œuvres. L’une deviendra ce qu’elle fut – pas grand chose à la vérité en dépit de sa forte notoriété – par l’efficace de sa joliesse et sa photogénie, quand l’autre devra à son étonnante laideur une bonne part de son destin. Selon Céline, Aryen de souche, Breton bretonnant et Viking de choc : « Bicot, avec sa mèche d’ébène » et Rebatet, dit jean Limousin, lui trouvait « une figure de plus en plus gitane, terreuse, les dents de plus en plus noires. »   Voici l’homme élu par le destin pour germaniser la France. 

Ce qui à une autre époque et en une autre compagnie aurait prêté à sourire et même à rire devient sous la plume patiente de Meltz un cauchemar si impressionnant, qu’on en viendrait à plaindre Pierre Laval, enseveli vivant sous un réseau de contradictions, qu’un génie tactique, Napoléon ou Wingate mêmes, ne saurait résoudre. On voit Laval se rendre en train à Berchtesgaden, s’y faire humilier comme personne n’humilie plus un élève de Primaire, rentrer affronter Brinon, Bousquet, le Maréchal, sans oublier les extrêmes Déat et Doriot, Aloïs Brunner qui réclame sa cargaison de « déchets » ô pardon de juifs, tandis que l’hostilité contre le STO gronde en dépit du lavage de cerveau des officines aux ordres et que la gendarmerie nationale exécute de mauvaise grâce l’ordre d’éloigner les familles de toutes les gares de l’est du pays. Par cet air sans façons dont Meltz dévide l’ordinaire de Vichy au prisme de son « chef de gouvernement », le lecteur éprouve physiquement cette sensation de résider au pays des Horreurs comme Alice en celui des Merveilles. L’absurde demeurant le marqueur principal des totalitarismes où le monde inversé devenu monde réel, tout éloge de la raison se fait folie et toute folie sagesse. Un homme sans qualités, soumis de par sa propre volonté à un maître fou dans un continent à la dérive, un baveux, de blanc dûment cravaté, joue à être le chef (2). Voilà toute l’affaire.  Le monde est un théâtre où se jouent — Vichy, Moscou –  Berlin tout un -, de bien étranges pièces dont le canevas fort simple repose sur l’hybris. De Gaulle fut plus humble de s’en venir à Londres exposer publiquement le cas de conscience de l’officier, du simple soldat et du civil, tendre les bras à l’ennemi héréditaire, emporter la France à la semelle de ses souliers.  Il est certaines situations où seul le refus ou le retrait convient – « Celui qui ne se rend pas a raison contre celui qui se rend » – la formule de Péguy vaut non seulement du point de vue de la morale mais aussi du simple utilitarisme. La partie vichyssoise était injouable.  Sans doute est-ce là la grande leçon de cette vie, commencée dans la passion du gain et terminée dans l’accumulation des pertes, que d’apprendre au hommes du futur, à nous, toutes générations post-45 confondues, comme nous crèverons si nous persistons, faussement déniaisés, à lire et à relire « le Machiavel sans peine », ce nouveau dictionnaire des idées reçues, qui prévaut aujourd’hui de par le vaste monde, de l’ONU à l’enfer de la Toile. On termine cette biographie, sonné d’avoir résidé dans un vaste hôpital psychiatrique à ciel ouvert où, pour s’être voulus pragmatiques et raisonnables dans une pièce de Ionesco, les plus falots personnages sortiront par la porte de service, pieds entravés, yeux bandés et corps criblés de douze balles. 

Mon incomparable amie Zazie me demanderait si par hasard Laval et les autres n’étaient pas « un peu cons ? »

Laval, avant de passer l’arme à gauche, voulut — ultime volition — que son procès instruisit celui de l’occupation. Il peut, de son Enfer, s’estimer heureux.  Le procès s’est tenu dans les formes dont ce livre constitue une pièce majeure :  l’opérette, jouée à guichets fermés, illustrait à merveille la médiocrité d’un pays, d’un personnel politique et d’un peuple qui, pour l’heure, ne s’en sont pas remis. Laval, loin de constituer un hapax, a ceci de fascinant qu’il figure d’abord l’idiot utile, le traître ensuite et pour finir l’assassin. Tout système en a nécessité, toute époque. La nôtre a son Zemmour, d’autres plus policés et plus malins que lui, normaliens et agrégés, souffrent et compensent eux aussi par l’affirmation le même défaut, vaniteux qui n’ont pas su attendre que leurs fils récoltent les fruits du savoir et ne s’estiment intelligents que d’avoir la tête bien farcie. Toujours habiles, jamais intelligents de n’avoir été préparés qu’aux concours et au direct. Certains deviendront Académiciens et alors ? Un âne couronné en est-il moins âne ? La connaissance exige la digestion et la digestion, un temps dont l’époque fruste. Toutes les époques.  Les juifs oublient être toujours les idiots utiles, les juifs-prétextes des fascismes bruns ou rouges, comme ils oublient n’être distingués par une société qu’en raison de marqueurs spécifiques.  Il les leur faut grossiers, mal élevés, incapables de se tenir à table et quand il s’agit d’une femme, elle doit être assimilable soit à la belle juive soit à une poissarde de la rue des Rosiers. Zemmour incarna à la perfection le chat botté, le petit juif de Belleville, sympathique et débrouillard, avant de devenir — par vantardise — une véritable tête de Turc.  

De toutes les solutions, qu’offrait en juin 1940 la situation, Vichy fut sans doute le pire des choix. En effet, l’histoire s’écrit au futur toujours et non pas au présent. Colbert plantait des forêts et le juste gouvernement songe non pas à son électeur mais au « jeune homme des temps qui ne sont pas encore (3) » !  

 

Philippe Pétain et Pierre Laval

 

Laval leur modèle à tous

Laval, fort de sa belle éducation, arrivé où aucun des siens jamais n’avait espéré arriver, avocat, n’en avait pour cela nullement acquis une quelconque ossature intellectuelle. On a beaucoup glosé sur la versatilité idéologique du personnage. À la vérité, Laval n’a aucune opinion, aucune autre volonté que celle d’escalader non pas l’échelle de Jacob mais celle de la Réussite. Il y parviendra, pour son malheur extrême. Celui de la France ? Un autre — Brinon, Déat, Doriot… — se serait chargé de la vile besogne.  

Jeune homme, Laval défend les anarchistes faute de mieux, une simple affaire d’opportunités.  Pacifiste, il tente d’intégrer en 1918 le cabinet Clémenceau.  Profiteur de guerre, il devient riche avec l’appui — dieu me pardonne !  de banques juives hélas — ces gens-là sont banquiers avant que d’être juifs ! Après avoir vendu les juifs étrangers, le « chef du gouvernement » devra dénaturaliser tous les néo-nationaux (4),  vendre ensuite les juifs français arrivés dans les bagages de Jules César et leurs enfants, sans haine et sans dégoût, comme nos politiques aujourd’hui répugnent, pour quelques pétrodollars, à rompre toute relation d’affaires avec des pays notoirement criminels. 

Que la lecture de ce Laval réjouit !

 Après avoir entendu Madame Michu et ses potes plus nombreux que les sables des déserts vous expliquer qu’il fallait se défier des cœurs purs qui n’ont pas de mains, des terribles révolutionnaires dont Robespierre, pour jamais, a fixé l’idéaltype, vous découvrez que la Nation, ses communistes, ses juifs, ses ressortissants étrangers, la plupart espagnols, furent vendus par un homme sans idéologie. Staline selon la magnifique biographie de Simon Montefiore était davantage un maffieux selon Martin Scorsese qu’un idéologue. Voilà qui devrait forcer ce fichu pays à dédaigner le relativisme et à se saisir du couteau de la valeur, abandonné sur la table du festin, quelque part pas, très loin de Tübingen, au beau château de Sigmaringen. 

Selon Bernard Frank :

 

Vichy, c’était grotesque, ça ne pouvait finir qu’à Sigmaringen, dans la cucuterie la plus totale. » 

 

La « cucuterie », le mot est juste. 

Croire, étant Pierre Laval, pouvoir feinter Hitler et sa clique. À ce degré, l’aveuglement confinait au génie. Un certain 11 novembre, la France toute ébaudie vit son digne successeur, un certain monsieur Macronmégas recevoir même traitement d’un certain Donald, le soir où il avait lui même humilié la Serbie : le pays qui avait le plus fièrement résisté à l’Infâme et fait l’éloge d’une épave militaire, légalement dégradée, dans l’unique et honteux but d’offrir quelques voix supplémentaires à une Europe une nouvelle fois allemande. On, pays ou individu, ne se refait pas.  Cela a un bon nom, chère Zazie, ça s’appelle le génie des peuples.  Un proverbe illustre cette sottise sans égale qui parle de cuillère et de diable. 

Laval, quoiqu’il n’ait eu qu’une fille, sa chère Josée, l’unique objet de tous ses soins, demeurée stérile, a pourtant mis bas une rude flopée de bâtards.  

Il faut lire ce Laval comme on lit Le père Goriot ou David Godder. Le personnage possédait une force incroyable, cette force était de n’aimer rien ni personne, de ne tenir à aucune idée et de n’avoir d’attachement ou respect pour aucune valeur. Un seul être, sa fille, prunelle de ses yeux, comptait. Tout pouvait disparaître sans qu’il s’en émeuve. Particulièrement l’âme de la France, pour lui, circonscrite, ondine, dans les eaux de Châteldon, celles de Vichy. Le sentimentalisme de clocher, mêlé au lait d’indifférence, est-il autre chose que ce qui meut nos contemporains ? Prémices de la littérature de selfie si en cours aujourd’hui et de cette nouvelle manière de penser le politique qu’on dit communautarisme et qui n’est que frilosité et domination du privé contre le politique qui nous aurait fait tant de mal, quand ce fut l’apolitisme, qui plongea le cher vieux pays dans ce néant spirituel, culturel, marchand, égoïste et libéral, devenu le terreau où faire vivre nos enfants. 

Terrible impression du triomphe de Vichy sur fond de faux gaullisme d’État. 

Le lecteur de Patrice Gueniffey sait qu’en 1958, 1% des Français souhaitaient le retour de De Gaulle et le contemporain de Zemmour et de tous ceux qui font de lui un diseur de vérité — l’antienne du solide bon sens contre le galimatias de l’Université — que la vie ne semble admirable au spectateur français que dans un décor d’opérette, la Vichyssoise, cinéma permanent et Jeune France, 104 et culture obligatoire. Le pire des états c’est l’état culturel qui, entre le pays réel et ses élites, dresse si lourd écran que la réalité rarement se dévoile.  Merci à vous, Monsieur Jean Vilar, d’avoir fait chevaucher Jeanne d’Arc aux côtés de notre bon Maréchal pour la première célébration de la Fête des mères de l’occupation — aujourd’hui, sous Jack Lang ce fut NTM à l’Élysée, tôt suivi de je ne sais et ne le veux savoir, queer et black, au même Palais Royal. 

Pierre Laval a donné à la France son visage d’éternelle vaincue, qui jusqu’au bout du cauchemar, rit de se voir si belle en son miroir.  Pour ma part, j’eusses aimé que ce magnifique travail fût titré Vichy, capitale éternelle de la France éternelle. 

 

Sarah Vajda

 

Renaud Meltz, Pierre Laval, Un mystère français, Perrin, octobre 2018, 1224 pages, 35 eur

 

(1) Le chant du cygne de François-René de Chateaubriand 

(2)  L’écharpe blanche du chevalier H. sur « le sentier de la guerre », la chemise impeccable de Dominique de Roux, célébrant Nasser et ses généraux bruns, celle de BHL,  se trompant de combats, nos belles consciences françaises.    

(3)  La formule est de Paul Bourget, cf. la préface du Disciple. 

(4) Les juifs devenus français à dater de 1927.  

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