Des visages entre les draps, Mimesis ou pas
Le sous-titre nous donne l’argument-clé du livre : « la ressemblance inquiète » – où l’on peut entendre qu’elle inquiète autant qu’elle est inquiétée. Une ressemblance qui apparaît au matin du Quattrocento, en Italie, alors que l’homme renaîtrait à lui-même après l’éclipse médiévale… bien que l’humanisme soit une création de la Renaissance. Ce qui renaît, donc, à cette époque, c ‘est la notion de mimesis déjà développée par Platon et Aristote. Une notion devenue un dogme esthétique qui perdurera jusqu’au XIXème siècle, que Georges Didi-Huberman vient interroger dans les trois études assemblées dans ce livre, ici titrées la ressemblance induite, la ressemblance indigne, la ressemblance indue.
Ceci n’est pas un portrait
Dans le chapitre intitulé La ressemblance induite, notre auteur s’attaque à Giorgio Vasari (1511-1574), le premier historien de l’art de la Renaissance : selon celui-ci, Giotto di Bondone (1266-1337), l’inventeur de la peinture renaissante, aurait été doué de l’instinto della natura, c’est dire s’il fut naturaliste ! Il aurait donc portraituré d’après nature Dante Alighieri, son contemporain, … en fait, un mythe : s’il existe un portrait de Dante chez Giotto, il apparaît dans sa fresque du Jugement dernier. Rien d’un portrait sur le vif ! On peut donc douter de la ressemblance. D’autant plus que cette fresque n’est pas de Giotto, elle fut produite par son atelier à une époque où il était peut-être déjà défunt… D’où la question de Didi-Huberman, laquelle dépasse de loin l’époque de la Renaissance : « il faudrait tenter de comprendre la mise en place, toujours impérieuse, d’un paradigme mythique instaurateur de ressemblance »
Naissance de l’artiste
L’exemple du buste de Niccolo da Uzzano attribué à Donatello permet de poursuivre la réflexion. C’est une terre cuite polychrome, en grandeur naturelle, résultant d’un moulage fait sur le modèle. Son auteur a poussé le souci jusqu’à rendre le grain de la peau, le défaut d’une verrue, la forme singulière d’une oreille… Il s’agit donc là d’un « naturalisme intégral », soit le triomphe du dogme de la Renaissance selon Vasari ? Erreur !
Selon lui, il s’agit là du travail d’un artisan, non d’un artiste ! En Art, tout se passe entre l’intelletto, écrit-il, et une « main » qui ne fait que « l’exprimer ». Car « le dessin, père de nos trois arts – architecture, sculpture et peinture –, extrait à partir de choses multiples un jugement universel ». On voit donc apparaître ici le triomphe de l’idée sur la nature… La mimesis devrait donc être une imitation de l’idée, c’est à dire une idéalisation … Nous voilà pris dans un dédale de contradictions où je verrais bien pointer un certain puritanisme spiritualiste. La preuve ? Le buste de Niccolo da Uzzano serait-il une sculpture et non un vulgaire moulage, qu’il resterait pourtant de piètre valeur. Car le sculpteur produit ses œuvres avec un effort physique, son atelier est sale, poussiéreux… en bref, trop de corps du côté de l’artiste, trop de matière du côté de l’œuvre ! Alors qu’en peinture, « l’intellect produit avec jugement des concepts purifiés » (Vasari toujours). La peinture est première, car au summum du spirituel ! Léonard de Vinci (1452-1519) lui-même partagera cet avis.
Ainsi naquit l’académisme… Soit un système idéologique associé à un projet socio-économique : c’est à la Renaissance que certains artisans vont s’extraire des corporations qui les regroupent par métier, et se forger un nouveau statut social, celui de l’artiste. L’artiste ne se proclame pas souverain pour autant, il faudra attendre pour cela le XIXème siècle. Pour l’instant, il est instrumentalisé par les princes qui lui passent des commandes, et parfois l’anoblissent.
Je n’ai tiré qu’un fil parmi d’autres dans ce riche ouvrage où, comme à l’habitude, on jouit de la libre intelligence de Georges Didi-Huberman. Un régal qu’il faut savoir conquérir car le propos est exigeant – et le livre richement illustré.
Mathias Lair
Georges Didi-Huberman, Des visages entre les draps, La ressemblance inquiète, II, Gallimard collection Arts et artistes, avril 2024, 272 pages, 21 euros