Z comme Zombie, un pamphlet contre « les Russes » ?

Le titre claque comme le coup d’épée de Zorro auquel la lettre Z, emblème de la propagande poutinienne, réfère sans doute, parmi une nébuleuse de substrats plus ou moins identifiés. Iegor Gran, dans Z comme Zombie  précise que le Z, emprunté à l’alphabet latin, a sans doute été choisi pour éviter la confusion avec le chiffre 3 de la première lettre du grand corps de l’armée de l’ « Ouest » (Запад) qui participe à la guerre en Ukraine. Mais il y avait un précédent :  déjà, en 2018, l’affiche du film à peine satirique Zombicaisse montrait un homme arborant une télévision en guise de tête. 

Verbatim

L’entourage de l’écrivain, dont il rapporte certains propos, évoque la  « zombification » pour qualifier la fureur belliciste et nationaliste qui semble s’emparer d’une partie de la population russe, toutes classes sociales et niveaux d’étude confondus. Mais, pour montrer à son lecteur l’ampleur du phénomène, l’écrivain ne manque pas d’emprunter à l’absurde ionescien de la farce Rhinocéros certains de ses effets.

Les réseaux sociaux débordent d’histoires où les disputes familiales traumatisantes débouchent sur des ruptures où derrière le masque du père, du frère, du copain, on aperçoit une monstrueuse déformation.

Des gens qui me sont très proches ont été zombifiés. On me considère comme un ennemi dans ma propre famille. 

On trouve alors sous le chapitre « Paroles de zombie » les propos les plus effarants contre l’Otan et l’occident, et un déni de réel qui conduit à bannir du vocabulaire le terme de guerre à la faveur de ce que la propagande poutinienne euphémise en « opération militaire spéciale ».

Car, ce que dénonce le livre de manière hilarante -il faut le reconnaître- à travers des situations parfois granguignolesques est  la falsification et la manipulation du langage, que ce soit dans l’emploi des termes, mais aussi dans les raisonnements fondés sur des fake news ou effectuant des rapprochements incongrus, caractéristiques du complotisme, comme cette élucubration sur le chiffre 88, soit le nombre de chars Léopard allemands fournis à l’Ukraine, qui ferait écho au Heil Hitler, sous prétexte que le H est la huitième lettre de l’alphabet. 

Toutes ces affirmations funambulesques ont été proférées le plus sérieusement du monde à la télévision d’Etat russe et reprises par des piliers du régime… 

Le Z, partie émergée de l’iceberg

Pour ce qui est du Z,  il symbolise en un seul tracé hallucinatoire affleurant sur toutes choses, l’iceberg, pour reprendre une métaphore du livre, de la pensée du dirigeant : on décore les gâteaux ou les purées avec des sucres ou sauces en forme de Z, on va jusqu’à se raser la nuque pour y arborer le signe de ralliement ; on « zédifie » des noms de municipalités, des commissions électorales ; on en fait l’emblème, aux yeux des enfants, des héros de « l’offensive » en Ukraine ; pire encore, on voit dans les zébrures tracées par le sillage des avions, des signes du fatum.

Un pamphlet très informé

À la fois réaliste et métaphorique, un chapitre décrit, par le biais de faits divers sordides, l’état de déliquescence matérielle et intellectuelle dans lequel serait une grande partie de la population russe : l’insalubrité des eaux publiques et autres lieux de déjection acquiert une dimension dantesque. On peut ne pas goûter l’outrance, mais les faits  sont avérés et référencés en notes de bas de page. Car un atout du livre est de se fonder sur des faits, certes choisis, sans doute parfois montés en épingle, néanmoins nombreux et identifiés soigneusement dans des notes très précises.  De même l’auteur, à la fin du texte, dresse une liste des pages des réseaux sociaux où le lecteur pourra aller « à la source ».

Il s’agit donc d’ un pamphlet, mais nourri d’informations et souvent de pistes de réflexion. En effet, s’il se gausse des contradictions d’une majorité de russes, l’auteur est animé de questionnement et avance quelques explications. D’une part, il en réfère à la force de la croyance, qui sévit rappelle-t-il, universellement. En effet,  soit dit en passant, Iegor Gran ne s’est pas privé d’autres cibles, occidentales celle-là . Mais face à un régime en  passe de réhabiliter Lénine et même Staline,  corrigeant l’Histoire en  « juste vérité historique »,  il exprime sa stupéfaction devant la réussite de la propagande d’un dirigeant si peu charismatique à la différence  des chefs d’Etat fascistes. Contrairement au précepte de Goebbels selon lequel,  « la propagande n’a pas besoin de mentir », le proverbe « Plus le mensonge est gros, plus il passe » se vérifie, note l’auteur. 

Il serait contre-productif de critiquer un régime qui ne croit pas aux faits, en les déformant soi-même, fût-ce la loi du genre pamphlétaire, d’autant plus que l’auteur, fils de dissident soviétique, dénonce la distinction que les Russes feraient entre les faits et la vérité.

Les faits sont des fragments de la réalité vécus dans le présent immédiat. Marioupol détruite est un fait. La vérité, elle, existe au-delà des faits et elle est infiniment supérieure.

La cible est-elle exactement la bonne ?

C’est sous-entendre, mais sans véritablement y appuyer, que l’énigme réside dans la personnalité de Vladimir Poutine et dans la façon dont il utilise les médias et la terreur généralisée pour asseoir son pouvoir. De nombreux ouvrages plus académiques s’intéressent au cas psychologique et politique de la personnalité de Poutine, de manière argumentée et approfondie.

L’aspect discutable du livre est peut-être propre, justement, à la loi du genre : une tendance à exagérer le nombre de russes « zombifiés » et à généraliser ce qui ne peut s’appliquer à tout un peuple au risque de lui étiqueter une identité,  comme ne manquerait pas de le rappeler André Markowicz . Ainsi une question fait débat parmi les spécialistes, à savoir si on peut parler pour l’ensemble des russes d’un nationalisme qui puiserait ses sources dans l’histoire et, pourquoi pas, la géographie. Selon Iégor Gran, par héritage du tsarisme et du servage, la majorité des Russes  ferait preuve de soumission inconditionnelle à son chef, et d’un orgueil culturel démesuré, jusque parmi certains de ses grands écrivains et intellectuels, à commencer par Soljenitsyne défendant l’idée d’une primeur linguistique du russe.

Il faut néanmoins reconnaître que l’auteur dirige ses dernières flèches vers l’attitude des dirigeants européens et américains à l’égard de la Russie, lors des trois dernières décennies. Le ton est amer.

Tout a été pardonné, oublié, minimisé- à commencer par la barbarie des guerres de Tchétchénie. Pourvu qu’on soit amis ! Que ce grand peuple veuille biens saisir la main tendue ! 

La cible du pamphlet Z comme zombie est donc clairement une partie des Russes, plus que Vladimir Poutine,  mais,  grâce aux figures de l’ironie et à la fiabilité des sources, il apporte un antidote, par l’humour et la réflexion, au tragique et à la noirceur du réel. Il vaut la peine d’aller jusqu’à la dernière page qui rend un bel hommage à la littérature russe à travers l’évocation de la lucidité d’un cheval dans une nouvelle de Gogol. 

Florence Ouvrard

Iegor Gran, Z comme Zombie, Gallimard, folio février 2024, 156 pages, 7,40 euros

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