L’unique portrait de Jack l’éventreur, une imposture

Furieuse envie de rire et de sourire : danser et chanter après avoir pesté tout mon saoul contre l’étrange tissu de bassesses et d’autopromotion, que constitue ce livre édité avec soin et amour. En effet, aujourd’hui, au moment où les grandes maisons se voient condamnées à refuser le moindre cahier / photos au plus sérieux de leurs biographes, les éditions de l’Observatoire [1] autorisent  un expert en peinture[2] à prouver, à grands renforts d’arguments d’autorité et de détails techniques, l’identité du trop fameux Jack l’éventreur.

Coupables idéals ?

L’objet-livre a tout pour séduire : du rouge sang de sa couverture servant de premier cadre à un mystérieux tableau caché sous le titre racoleur de

L’UNIQUE

PORTRAIT

DE JACK

L’ÉVENTREUR

En lettres blanches et grasses, toile non signée, par ses soins, attribuée à Jacques-Emile Blanche, à sa luxueuse jaquette, fièrement ornée du visage de Sickert – ô pardon l’éventreur ! – à tous les âges de sa vie ; sans omettre les dizaines de reproductions de tableaux, photos de films et facsimilés, illustrant un texte à usage exclusif des myopes, typographié en police 14. Peut-être même s’agit-il de 16.  

Toutes choses en parfaite harmonie avec le ton de l’auteur, qui ne saurait se comparer qu’à l’étrange tonalité des vidéos de médicastres, vantant/vendant, à tout venant et à tous vents, sur une autre toile, les mirifiques vertus de remèdes ancestraux.

Rien qui blesse la pensée et fasse frissonner, me direz-vous, mais c’est Walter Sickert ici que l’on bafoue, l’homme et l’artiste que l’on diffame et une œuvre, qui se trouve, geste réduit à une simple pathologie, réduite à néant ! Si Sickert est bel et bien l’éventreur, son art n’est que la parfaite illustration des vertiges de son cerveau dérangé, la patiente reproduction de ses crimes sur toiles et ses mobiles la mania et la culpabilité et son art cesse sur le champ d’être, j’y reviens dans un instant, la fabuleuse matrice des travaux de Bacon et de Lucian Freud. 

Exit donc le pathétique Aaron Kosminski, ce juif polonais souffrant d’hallucinations auditives – le cataclop des cosaques pogromant son village – et de terreurs paranoïaques –  avoir assisté enfant en direct au martyre des siens, ces youpins qui ne méritent que d’être égorgés et brulés vif –  dont la presse, sans preuve formelle, nous a asséné, il y a quelques années de cela, qu’il était bel et bien l’Eventreur. Un témoin avait affirmé l’avoir vu, le soir du premier meurtre en compagnie d’une des victimes avant, juif lui-même, de se rétracter de peur de voir les siens à nouveau victimes de pogroms au beau quartier de Whitechapel où s’égayaient les puissants qui dominent le monde ! Un bonheur n’arrivant jamais seul : un châle ayant appartenu à la morte fut retrouvé dans les archives de Scotland Yard. L’ADN confirma le soupçon et désigna Kominski jusqu’à ce que la science ne se rétracte. Les experts, une fois encore, avaient parlé : le châle s’étant avéré plus récent, que ne l’avait cru l’enquêteur qui avait ressorti la fiche Kominski et l’ADN masculin retrouvé sur le châle, incomplet, Wilkommen, bienvenue à Walter Sickert dans le rôle de Jack et à Jacques-Emile Blanche dans celui du révélateur, ancêtre du grand Naldi, enquêteur d’exception en quête de reconnaissance !

Que le cirque commence !

Là où Blanche aurait excellé dans l’art de la dissimulation paraît l’Enquêteur, le Sherlock des œuvres : celui dont la belle vie s’use à rendre aux maîtres du passé des toiles oubliées, à introduire, de toute urgence, sur le lucratif marché de l’art. C’est faire de la publicité à l’auteur que de même citer son livre. Certes.  L’ouvrage est hautement dispensable mais sa construction et son thème – l’opprobre ou outrage au talent – exigeaient que l’esprit, un instant, y fît station. J’ai, je l’avoue, hésité mais mon incapacité à voir l’art outragé, sans me mettre en fureur, m’a bien moins décidée que la rencontre de la théorie de Monsieur Naldi avec l’air du temps, n’a éveillé en moi ces sentiments contraires de fureur, de mépris et d’allégresse.

Fureur. Le moyen d’entendre, sans mot dire, diffamer qui ne peut se défendre ? Passe de s’attaquer aux vivants mais aux morts ? Le procédé manque vraiment d’élégance.

Sickert, Walter Richard; Mornington Crescent Nude; The Fitzwilliam Museum; http://www.artuk.org/artworks/mornington-crescent-nude-4661

Mépris. Comment ne pas sourire de ces critiques qui peinent à comprendre l’essence du geste de l’artiste et ne peuvent que croire à l’identité profonde de la chose représentée et de la réalité, renvoyant – là, le trait le plus patent de notre belle époque – l’artiste véritable à l’asile, en passant par la case prison.

Allégresse. La joie sans pareille d’avoir – grâces soient rendues à Monsieur Naldi ! –  découvert l’œuvre du peintre qui a rendu possible les surgissements de Bacon et de Lucian Freud, artistes dont le travail me bouleverse : particulièrement celui de Freud, qui osa représenter la détresse de vieillir et l’invraisemblable splendeur de ce que Baudelaire nommait le “beau bizarre”.

En effet l’œuvre de Walter Sickert – présumé Éventreur ! – pourrait être résumée par ce mot : donner, par l’art de peindre, à l’atroce ses lettres de noblesse. Ici pas de surenchère.  À l’horrible, nul besoin d’ajouter la moindre criardise à la Lautrec ou à la Fellini.  Il suffit de dénuder l’effacement du visage humain, outragé de misère, de dénuement ou de vieillesse, à elle seule misère et dénuement, instant fatidique où la vie, à pas lents, s’échappe du corps et du visage humain, désarticulant le pantin et le vidant de sa substance. Ce livre scandaleux, qui fait de Sticker, Jack l’éventreur, glorifie à rebours l’œuvre d’art qui, comme papier collant, à tous coups, attrape les mouches ! Aucune âme de peu ne saurait admettre qu’un être doué de raison puisse trouver de la beauté à la mort au travail dans le corps et le visage de l’homme ! Et pourtant…. Là gît tout l’éclat, la scandaleuse splendeur des Fleurs du mal, particulièrement cette charogne infâme et les rimes ABAB du poème, exaltant spleen et idéal, vie et mort, jeunesse et décrépitude, force et faiblesse, chagrin et pitié, déchéance et gloire détournent pour jamais la poésie du jeu, ferment la porte aux brillants et besogneux premiers de classe pour lui rendre l’urgence et la nécessité du chant de l’antique psalmiste.  Naldi, nouveau procureur Pinard, s’acharne contre qui a voulu humblement témoigner de la condition humaine, réclamer à la mort le sens de sa victoire, hypostasiant ce que convenances et bienséance exigent de taire. Car enfin qui, avant Sickert, avait peint des prostituées comme natures mortes sur un vulgaire lit de métal, attendant l’hallali, représenté des femmes assassinées dans l’exercice de leur fonction, toiles légendées par ce mot “ Ce qu’il faut faire pour payer son loyer” ? En ces temps de Me Too, rappeler que ce n’est pas, par amour du dieu Phallus, que les femmes se fardent, dénudent leurs corps et vendent leurs charmes mais pour acheter l’entrecôte qui nourrira les quatre têtes blondes, ne pas dormir et mourir dans la rue. Dans leurs garnis miteux, ces créatures, auxquelles le XIXe déniait jusqu’au nom de “femmes”, crèveront, épuisées de “noces” : d’alcool, de drogue, de salpingite et de syphilis, seules absolument, désavouées et oubliées de leurs clients, maquereaux et amants.  Le crime de l’éventreur comme révélateur du scandale absolu que constitue la pratique du “plus vieux métier du monde”. Si Bonello, autre artiste d’importance, n’avait réalisé que la seule Apollonide, il mériterait d’entrer au Panthéon pour avoir mis à nu l’envers du décor et tenté d’arracher son masque à la honteuse et pourtant persistante mythologie de la pute joyeuse et du client jovial, empoisonné à la mort aux rats le champagne et l’absinthe et par là, retrouvé un peu de la splendeur des toiles de Sickert. Regardez le corps inerte de la victime du meurtre de Camden Road, gisant, nue, dans un tourbillon de plumes blanches comme flocons de neige, pureté abolie dans les camaïeux gris et noirs de la misère.  Regardez le portrait que le peintre fait de sa vieille mère, déjà ailleurs, au pays d’Alzheimer, regardez-le se pencher doucement vers elle, tentant en vain de capter son regard dans un décor domestique à l’heure du thé et imaginez-vous, que Naldi interprète cette scène comme la preuve que la mère sait son fils meurtrier et qu’il voit dans la décision de représenter la chambre du meurtre de Camden Road comme un aveu ! Voilà ce qui rend fou : cette incapacité à se figurer l’imagination à l’œuvre et l’étrange composite de réalisme et de fantaisie, nécessaire à la plus exacte reconstitution de ce dont l’artiste n’a pas été témoin. Là l’unique effort, propre à tous les arts, qui se voit d’une chique évacuée au profit d’une volonté journalistique de tenir le scoop, sœur de cette joie mauvaise apanage des neurosciences, qui se plaît à ne voir dans tout ce qui élève l’homme au-dessus de sa sinistre condition, qu’un effet physiologique. Entre l’homme des cavernes et l’homme neuronal, une paille :  une longue marche, l’ardent sanglot des Phares du même Baudelaire dont Sickert demeure le plus ardent et le plus juste interprète. Parler de Sickert équivaut à relire Les Fleurs du mal, revoir Jeanne la mulâtresse, la Vénus noire, Sarah la louchette…  Et cette farouche volonté d’offrir au malheur consolation des splendeurs de l’octosyllabe ou de l’alexandrin.  

Tout est dit

Rien d’autre à ajouter.  La théorie “Sickert éventreur” date, vieille lune ou marronnier, ressorti des tiroirs par Mrs Patricia Cornwell[3], que selon la formule consacrée “on ne présente pas “, que Naldi a reprise,  interprétant le rouge des roues d’une charrette  ajoutées au portrait de Sticker comme preuve formelle de la culpabilité du peintre ! Même si la charrette sanglante évoquait Whitechapel, cela ne prouverait que l’inscription picturale du lien, que dans la dernière partie de sa vie, Sticker entretint à la misère et à la décomposition d’une société déjà putréfiée avant la seconde guerre mondiale. Un monde où les hyper riches ne passaient la Tamise que pour découvrir, terra incognita, le microcosme où fleurissaient ces fleurs du mal, ces fragments de beauté dans la hideur de la plus crasse désolation. Oui, Sickert, à l’instar d’Ellroy, s’est passionné pour ce phénomène de société qu’on dit aujourd’hui serial killers, ce qui ne fait pas plus d’Ellroy l’assassin de sa propre mère et de tous les mortels fascinés par ce que, de la nature humaine, dit le crime, des assassins.   

Si comme moi le travail de Lucian Freud vous attire et vous “charme” , cherchez le catalogue de l’exposition d’automne 1923 au Petit-Palais, vous y verrez que Walter Richard Sickert, le premier,  a osé représenter des corps obèses et offert aux invisibles affreux, détruits par la misère et la vieillesse,  un théâtre d’exception où le tragique de l’existence humaine se donne à voir aussi sûrement qu’à la fin du Roi Lear, en cet instant où  Cordélia-la-moins-aimée se saisit du corps de son père et murmure Je sais quand on est mort et quand on est vivant.

Contempler le travail de Sickert, c’est voir à nouveau Falstaff en disgrâce ; c’est revoir Desdémone expirante hurler du regard son amour à Othello qui l’assassine ; c’est participer, spectateur, à la mise à mort du toro brave dans le silence soudain de la fanfare : accepter le mystère de la sainte agonie et admettre, jeune homme ou jeune fille, chargés de grâces et de lumière, le goût de terre dans ses cheveux.

Peindre ceci passe pour crime, en ces jours ténébreux, au jeunisme, dédiés. Euthanasie pour tous !  Les monstres, les difformes, les simples, les miséreux, les obèses, les déments et les vieux, voilà tout le substrat de ce livre détestable qui, pour un scoop, humilie plus que Sickert, Baudelaire, Bacon et Freud :  le divin opium, qu’aux cœurs mortels, solfiait Baudelaire : l’opium de l’art comme unique alternative à la souffrance humaine. 

Sarah Vajda

Johann Naldi, L’unique portrait de Jack l’éventreur, éditions de l’Observatoire, février 2024, 223 pages, 26 euros


[1] L’observatoire soit dit en passant demeure haut lieu du canular où l’honorable Mitterrand avait feint d’avoir été victime d’un attentat la nuit du …. Et où son non moins honorable ennemi, Jean-Edern Hallier, simulé son enlèvement – 

[2] Naldi autodidacte ne manque pas une occasion de raconter comment il est devenu ce qu’il est : un expert respecté. 

[3] La Dame, en deux livres, prétend avancer des preuves tangibles, étayées par des tests ADN et des comparaisons calligraphiques, qui, depuis, ont été réfutés par les spécialistes de l’affaire de Jack l’Éventreur. D’abord, Sickert aurait résidé à Dieppe à l’époque des meurtres. Ensuite, les quelques centaines de lettres signées par le meurtrier et reçues par la police et les journaux au moment des faits seraient pour la plupart des canulars. Enfin, et surtout, le criblage ADN réalisé par Patricia Cornwell pourrait, selon de nombreux scientifiques, tout autant correspondre au peintre qu’à plus de 400 000 personnes… Un autre bas bleu, Mrs Jean Overton Fuller, s’y était déjà essayée après avoir chanté les louanges de l’escroc Krishnamurti !

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