Il faut que je vous apprenne jusqu’à mes songes, correspondance de Jean de la Fontaine

J’ai tardé,  je l’avoue, à lire cette correspondance. J’avais tort et il faut, qu’à mon tour, en rémission de mon péché de procrastination,  je vous apprenne ses songes – l’un d’eux tout particulièrement. 

 Vous, écrivain pauvre, une litote, qui, chaque soir, remettez à demain le soin de composer votre grand œuvre, perdant votre vie à la gagner, Vous, qui, nuit après nuit, vous couchez, l’esprit embarrassé de soucis comptables et raison polluée par la “vie matérielle”, écoutez, homme du XXIe siècle, la complainte sans larmes ni fureur d’un banni. Prisonnier de ce temps douloureux,  où chaque acte, chose vue ou entendue, vous susurre à l’oreille Your future dream is a shopping scheme, Anarchy in the Uk, ce recueil vous invite à partager et à réaliser le vœu de  Jean de La Fontaine. Pauvre Lélian, beat generation, celestial wanderer, le « Bonhomme La Fontaine » allait sans feu ni lieu, de demeure en demeure, de mécène en mécène, vivant en écornifleur et en parasite, payant de sa belle humeur, de sa douce conversation et de ses vers, son écot. On le disait distrait. Il vivait, feuille au vent,  d’impressions et de d’images destinées à devenir litotes, asymptotes, hyperboles, métaphores, anaphores, anacoluthes, synecdoques,  oxymores et plus encore.   

Vous saviez tout ceci, comme vous n’ignoriez rien de la monstruosité du Grand siècle, chanté par le “dissident” Voltaire, vous étant nourri de Port-Royal et incapable de lire,  sans sentir votre cœur se serrer “Le soulier de Corneille”, l’admirable poème de Théophile Gautier : 

https://www.philippemorize.com/le-soulier-de-corneille,592.html

Mais vous ne saviez peut-être pas, enfin moi je l’ignorai, quel usage,  le papillon La Fontaine  sut faire, abeille, de chaque instant de sa « vie improductive ».  À quel point  sa biographie fut son œuvre. Elle seule.  Pas de césure  entre vie et œuvre. Ce n’est pas de qualité littéraire qu’il s’agit mais de l’effort perpétuel et continu que ce « paresseux » – la légende le prétend – dépense à chaque heure du jour et de la nuit,  en vue de la composition future de ses deux-cent-quarante-trois fables. Là où la vie se révèle non pas roman d’apprentissage ou trajectoire mais seulement « otium » : plus qu’un loisir savant, l’existence d’un homme qui, se promenant en calèche ou à pied, dans la ville ou les bois, parlant ou se taisant, en compagnie d’Oronte ou de Clélie,  respire en littérateur : en écrivain,  comme si toute sa vie intérieure – la jolie  découverte des Modernes ! –  n’était déjà à l’avance destinée qu’à la composition de l’ouvrage à venir. Jamais ce paresseux ne vivait pour de vrai, l’esprit et la plume,  déjà tournés vers la métamorphose de ses perceptions en prose ou en vers, qu’il s’agisse des poèmes et des fables ou de ses lettres. Et si cette fichue vie intérieure obligatoire, cette furie de l’auto-observation et analyse avait gâté le métier,  avant même que l’édition et sa cohorte de maquereaux et marchands, ne s’en mêlassent ! Catins passagères, rien de certain en ces sortes d’affaires. Lire la correspondance de La Fontaine, réentendre la voix de Démocrite s’opposer aux Abdéritains, celle du vieil homme, laboureur ou passant, sentant sa mort prochaine,  entretenir ses amis  du spectacle du monde,  pose à notre temps la  question la plus essentielle qui se puisse, celle que Vous, écrivain malheureux, vous vous posez ou devriez-vous poser à chaque aube : quelle charge  incombe à l’otium savant et à la pratique de la littérature en temps de tyrannie et partant, quel rôle pouvez-vous encore tenir en un temps où si vous disparaissiez personne ne s’en apercevrait ? La Fontaine ne répond pas, à l’instar d’un Montherlant,  par l’idée du « service inutile » et de la nécessaire et lucide « estime de soi ». À cet orgueil, qui fut en son temps celui de monsieur de Saint-Simon, il oppose  le détachement d’un spectateur, qui d’un même souffle se connaît et témoin et rêveur, inspirant quand il songe et expirant quand il peint,  non pas le réel mais  ce rêve éveillé,  qu’est devenue sa vie,  depuis qu’il n’a plus de chambre à lui, de maison et de charges réelles. Tout ceci, loin de le blesser,  délie son esprit et charge sa plume,  convertissant la douleur et la plainte en fantaisie,  comme si ce statut de fantôme social se faisait condition de possibilité du rendez-vous avec le chef-d’œuvre. S’il est un point où Giraudoux, malencontreusement égaré, une litote, en politique, ne s’est pas trompé, c’est en écrivant dans ses causeries ou conférences, parues sous le titre des Cinq tentations de La fontaine, ce mot, cette phrase

Chaque homme a rendez-vous avec son chef-d’œuvre

Parfois, souvent, les rendez-vous sont manqués mais Les Fables constituent the  date le plus réussi de l’histoire littéraire française !  

Aussi  convient-il de  lire cette correspondance, apparemment badine, comme on lit Les consolations de la philosophie et Les Tristes d’Ovide, les deux ouvrages les plus utiles à nos existences d’écrivains, condamnés à ne compter, désormais noyés dans la masse des mots et des livres que nul ne lit, pour rien. Aussi convient-il,  en compagnie de La Fontaine, de s’astreindre à peaufiner chaque fragment de phrase comme il travaillait ses vers. Que vos textes, écrivain malheureux, ressemblent à ces  lettres où passent comme vivantes, au bal,  les ombres du Surintendant Nicolas Fouquet, de l’intrépide, savante et galante mademoiselle de la Force – condamnée par un tribunal pour avoir, à l’âge canonique de trente-deux,  ans séduit un jeune homme mineur de 24, être venue le visiter en sa prison à l’abri d’une peau d’ours – et ensuite se vit démariée par la loi et interdite de ne revoir jamais son amour, devenue écrivain,  une de nos premières femmes de Lettres ; l’ombre du Prince de Condé qui, avec raisons, peut être nommé Grand et celle de son frère,  le non moins admirable Prince de Conti, protecteur des spectacles et des arts, l’ombre enfin de Racine, de retour à Uzès… vous instruiront aussi sûrement que les fragments de vie de Pasternak, de Chostakovitch et de tous les dissidents dont les pouvoirs, en tous lieux, ont régi l’existence sans les assassiner tout à fait,  des bienfaits de la répression sur les arts. 

 Les Fables témoignent de la toute-puissance du Monarque, lion ou homme, mais avant tout de la supériorité de l’écrivain. Au tyran l’arbitraire, au poète le judiciaire. Au rêveur la responsabilité et au puissant le crime. En acte, le lecteur de ces cinquante lettres, de longueurs diverses – certaines mêmes ne parlent que d’argent et quelques-unes, à notre plus grande joie, sont signées Jean Racine – découvre un disciple par anticipation de La dissimulation au cœur de l’art d’écrire,  du pas encore né Léo Strauss, sans doute l’auteur du premier livre, que tout aspirant à la gloire des lettres devrait lire, aussi sûrement qu’il compulse son Bled, son Bescherelle, son Larousse, son Trésor de la langue française, son dictionnaire des synonymes et des rimes et son Littré.     

Jamais La Fontaine ne coasse ou ne se plaint, simple question de dignité et de santé mentale. Lui qui fut et demeure le seul Lettré à avoir publiquement pris le parti de son ami Fouquet et pour ce crime de lèse-royauté, se vit condamné à ne recevoir aucune pension, dut attendre six mois après son élection  la permission d’entrer  à l’Académie,  souffrit de voir le besogneux Benserade composer, à sa place,  les fables du fabuleux labyrinthe de Versailles – idée reprise à Fouquet et réalisé par les artistes qu’il avait distingués – consacra sa vie à la  défense et illustration de la langue nationale,  comme pour dire au Monarque du Commerce et des Plumes, qu’il n’est de territoire et de grandeur, en un mot  de nation, que dans la pratique de la langue.  J’aime que ce labyrinthe fut perdu, gâté de pluie et de temps et les vers de Benserade, oubliés, quand Les fables et leur auteur  nous demeurent,  pour un instant encore, connus et enviés du monde entier.  

 À nous, charge donnée de n’oublier jamais que l’admirable siècle de Louis XIV ne le fut que par ses ennemis, du Grand Condé à La Fontaine, de Port-Royal, sa grammaire, ses Messieurs et ses Dames, son météorite, Blaise Pascal, aux mémoires du frondeur Retz en exil à Commercy, du posthumat volontaire de Saint-Simon aux Lettres de Madame de Sévigné, en passant par “le soulier de Corneille”  et le silence de Jean Racine, dont le cas, on le sait, mérite de plus amples développements qui n’ont ici aucune place. La critique était simple,  qui peut se résumer à ceci :  être roi, selon eux, particulièrement selon Pascal, était une condition et non pas une essence. Aussi un roi, incapable de gouverner avec justice, s’avère-t-il être un imposteur, à l’instar et a contrario de ce naufragé, devenu roi par accident, qui, s’il gouverne en justice, devient – acteur – celui qu’il représente et le roi véritable. 

Immédiatement, lisant cette correspondance, j’ai songé à Debord, son recours à la conjuration de Fiesque, à la méditation proprement pascalienne consacrée par cet  exilé d’un autre temps,  à une activité qu’il admire et dont il sait à l’avance la futilité et l’échec inscrits dans sa nature même.   Retiré du monde, à l’instar de La Fontaine, Retz trouva en l’amitié l’unique justification de sa vie et comme tout écrivain élargit, par l’exercice de l’écriture, ce commerce aux possibles nouveaux amis que constitueront, âme par âme,  ses lecteurs. Debord, à son instar, savait l’emprise et sa défaite qui, pas un jour, semblable au Cardinal et au Fabuliste, ne cessa d’honorer la grammaire et, d’un ton hautain et distant, s’était, grand d’Espagne, séparé du monde réel, en le plaçant au centre de son œuvre et de ses préoccupations.  Ainsi fit La Fontaine en ses étables et ses bois ;  Madame de Sévigné, en sa Solitude des Rochers et Retz aux mirabelles en ses sublimes Mémoires pour servir l’histoire de  sa vie. Chacun d’eux, avec génie, sut manier l’art de l’allusion, aujourd’hui réfuté par un invisible commissaire du Peuple – à chaque âge le sien ! – qui sous prétexte de “démocratie”, ordonne aux souteneurs et mercanti – frauduleusement parés des beaux noms d’éditeurs, de libraires, de critiques, de passeurs –  successeurs des mécènes et des lecteurs de salon – de refuser de les rendre publics. Au tribunal du monde qui n’existe pas, seront déclarés coupables de lèse-littérature ces escrocs,  qui prétendent rendre claire l’opacité du lien qui unit chaque homme à son prochain et chaque maître à son peuple. 

Selon le général de Gaulle, qui usait de sa plume avec autorité et passion servait son pays et l’on vit longtemps la chose littéraire, cette cosa mentale,  qui exige quelques lois, faire de prolétaires, de domestiques et d’hommes de l’En-Dehors, les rossignols de l’unique empereur que connaît l’écrivain : le pays dont il écrit la langue. Là, que la démocratie semblait pouvoir exister, qui s’en voit empêchée, à présent que l’horizon de l’élitisme pour tous,  s’est retrouvé, option radiée des décrets successifs de l’Éducation nationale, implacablement abandonné et assassiné. 

Pour mémoire. Ami,  écrivain malheureux, souviens-toi du fils de la rempailleuse de chaises,  Madame veuve Péguy. Souviens-toi de ce pauvre parmi les pauvres, qui devint Charles Louis Philippe, l’écrivain accompli, qui,  jeune homme, doté de son seul Certificat d’études, quêta soutien à Mallarmé et non à un disciple de Béranger.  Souviens-toi de Marguerite Audoux, orpheline et de son atelier. Souviens-toi d’écouter et de lire Céleste Albaret, d’entendre cette langue, qui nourrit une des plus importantes œuvres d’un temps qui n’en manquait guère. Souviens-toi du suisse Cendrars,  il a tourneboulé,  sans la blesser jamais,  notre langue et plus près de nous, souviens-toi  d’André Schwarz-Bart, privé d’école, la faute à la guerre et au Maréchal Putain-des-Boches n’en déplaise à Zemmour, qui pourtant composa deux chefs-d’œuvre. Souviens-toi de  Georges Perec, aux portes de l’Autistan, fou de langage…. Chacun d’entre eux,  sans considération pour son lien de naissance, devenu, par son labeur,  de fait,  prince et princesse des Lettres,  au lieu de se faire la pleureuse et la déploratrice de ses malheurs ou la Dame de charité des douleurs populaires – Zola, parangon et tête de file d’une lignée de bourgeois ou de sortis du rang dont les œuvres suintent l’artifice et le faux sans connaître encore l’oubli mérité. 

Tous, à l’instar d’Albert Cohen, traité de youpin dans une rue de Marseille par un camelot du Roi, écrivirent  “ Vive la France” dans les toilettes de leur lycée avant de rencontrer l’ami d’une vie. Pour Cohen,  ce fut son  condisciple, Marcel Pagnol. Ainsi avait agi en parfait gentilhomme Monsieur de La Fontaine, suppliant en faveur de Fouquet et vivant, en légèreté et en poésie, les conséquences fâcheuses de sa fidélité et de sa droiture,  sans jamais ne  se plaindre ni  du Roi ni  du Sort.   

Ses admirables Fables, destinées à être lues à haute voix,  ne se vendirent pas, ses tentatives d’écriture scéniques échouèrent lamentablement, les unes après les autres. Il vécut de charité et sa protectrice Madame de la Sablière (dédicataire de ses Fables) se plaisait,  en sa vieillesse, à dire : 

Je n’ai gardé avec moi que mes trois animaux, mon chien, mon chat et La Fontaine. 

Déplaire au Prince, toujours, sera déplaire à son siècle. Je me souviens que la première de Phèdre fut un four. Je me souviens que nul ne comprit ce qu’apportaient à l’art de la scène les dernières tragi-comédies de Corneille. Je me souviens que Péguy ne vendit que cinq exemplaires du Porche du mystère de la deuxième vertu. Je me souviens comme chacun moqua les Précieuses, amies de La Fontaine, sans lesquelles un Eric Rohmer n’eût jamais existé. Écrire pour La Fontaine constitua la condition de possibilité de sa survie après expulsion de la cour et du monde, comme ce le fut pour Retz, qui portèrent pourtant l’exigence de la langue au point le plus extrême…

 Ces maîtres n’écrivaient pas pour séduire leur misérable temps mais rendre l’exact son du chant du monde. Qui à la cour, qui à la ferme ou qui dans l’atelier …  

En ces heures tragiques, nôtres, où chacun sait à présent les plus sombres prédictions de l’école de Francfort nullement exagérées, comme la sagesse de Dada et de son fils spirituel, Guy Debord, à cette heure où le village-monde vomit par millions ses bagnard du travail inutile ; ses serfs des moyens de communication ; ses otages du béton et des clubs de vacances obligatoires ;  ses amants de Venise, Vienne ou Prague, conduits en meute vers un passé qui ne leur est rien ou si peu ; ses troupeaux, courant ces zoos de l’art que constituent les musées ; il vous sera doux de découvrir cette correspondance et de voir un poète, réduit par un tyran à la misère, poursuivre son chemin – allegro vivace – dans la joie et la paix de l’écriture. 

Vous saviez que ce lointain ancêtre en douleurs avait conté  l’inconvénient d’être né en temps de tyrannie et que de cette terrible contrainte, il  fit  œuvre en 243 fables, toutes également immortelles et admirables mais  saviez-vous que son art d’enchanteur s’étendait à toutes choses, en toutes circonstances et qu’aucun ennui ne savait se convertir en plainte de sa bouche ? 

Connaissiez-vous ses Lettres ? 

En arrière-plan, un poème revient, le même toujours,  l’admirable cantique au Livre du vieil Ovide : littérateur en exil lui aussi : 

Va, petit livre, j’y consens, va sans moi dans cette ville où, hélas ! il ne m’est point permis d’aller, à moi qui suis ton père; va, mais sans ornements, comme il convient au fils de l’exilé ; et malheureux, adopte les insignes du malheur. Que le vaciet ne te farde point de sa teinture de pourpre ; cette couleur n’est pas la couleur du deuil ; que le vermillon ne donne pas de lustre à  ton titre, ni l’huile de cèdre à tes feuillets. Qu’on ne voie point de blanches pommettes se détacher sur tes pages noires ; cet appareil peut orner des livres heureux, mais toi, tu ne dois pas oublier ma misère ; que ta double surface ne soit point polie par la tendre pierre-ponce ; présente-toi hérissé de poils épars çà et là, et ne sois pas honteux de quelques tâches : celui qui les verra y reconnaîtra l’effet de mes larmes. Va, mon livre, et salue de ma part les lieux qui me sont chers ; j’y pénétrerai ainsi par la seule voie qui me reste ouverte.

S’il est quelqu’un dans la foule qui pense encore à moi, s’il est quelqu’un qui demande par hasard ce que je fais, dis-lui que j’existe, mais que je ne vis pas, et que cependant cette existence précaire est le bienfait d’un dieu. Par prudence, et de peur d’aller trop loin, tu ne répondras aux questions indiscrètes qu’en te laissant lire. À ton aspect, le lecteur aussitôt se préoccupera de mes crimes, et je serai poursuivi par la clameur populaire, comme un ennemi public. Abstiens-toi de répliquer, même aux plus mordants propos ; une cause déjà mauvaise se gâte encore quand on la plaide. Peut-être trouveras-tu quelqu’un qui gémira de m’avoir perdu, qui lira ces vers les joues mouillées de pleurs, et dont les yeux silencieux, de peur des oreilles malveillantes, invoqueront la clémence de César et le soulagement de mes maux. Quel qu’il soit, puisse-t-il n’être pas malheureux un jour, celui qui sollicite l’indulgence des dieux en faveur des malheureux ! Puissent ses vœux s’accomplir ! puisse le ressentiment du prince s’éteindre et me permettre de mourir au sein de la patrie !

Quelque fidèle que tu sois à mes ordres, peut-être, ô mon livre! seras-tu critiqué et mis bien au-dessous de ma réputation. Le devoir du juge est d’examiner les circonstances des faits aussi bien que les faits eux-mêmes ; cet examen te sauvera. La poésie ne peut éclore que dans la sérénité de l’âme, et des malheurs soudains ont assombri mon existence ; la poésie réclame la solitude et le calme, je suis le jouet de la mer, des vents et de la tempête ; la poésie veut être libre de crainte, et, dans mon délire, je vois sans cesse un glaive menacer ma poitrine. Mais ces vers devront encore étonner le critique impartial ; et, quelque faibles qu’ils soient, il les lira avec indulgence. Mettez à ma place un Homère, et l’entourez d’autant d’infortune que moi-même, tout son génie en serait bientôt frappé d’impuissance.

Enfin, mon livre, pars indifférent à l’opinion et ne rougis pas si tu déplais au lecteur. La fortune ne nous est pas assez favorable pour que tu fasses cas de la gloire. Au temps de ma prospérité, j’aspirais à la renommée, et j’en étais avide ; aujourd’hui, si  je ne maudis pas la poésie, ce penchant qui m’a été fatal, cela doit suffire, puisque mon exil est aussi l’œuvre de mon génie. Va cependant, va pour moi, tu le peux du moins, contempler Rome. Dieux ! que ne puis-je, en ce jour, être mon livre !

Ainsi, en tous siècles, vit l’écrivain,  par le livre,  édité ou inédit. Il ne compose pas de journal intime, de peur de perdre sa blessure en la divulguant,  ne serait-ce qu’à sa page secrète,  mais la conserve, ardente et vive, pour la contraindre dans une forme. 

Les femmes, avec juste raison, ont  rejeté le corset mais l’écrivain toujours en aura absolue nécessité. Il faut lire l’éloge de Limoges sous la plume de La Fontaine, son récit du procès injurieux fait à Mademoiselle de la Force -quel admirable nom-, comme on lit les lettres de la Marquise, consacrées au procès Fouquet,  pour se convaincre,  qu’il n’est pas nécessaire de se défaire des verbes, des adverbes et des volutes,  pour atteindre le pauvre cœur des hommes. Inutile d’user du Ça a commencé comme ça, il suffit d’un Madame, il faut que je vous mande… suivi de la plus désastreuse et affligeante anecdote pour dire l’horreur nue, que toujours l’injustice d’État fait au pauvre cœur de misérables,  qui pour être “sujets”,  n’en sont pas moins hommes : 

Il nous resta toutefois assez de jour pour remarquer, en entrant dans Étampes, quelques monuments de nos guerres. Ce n’est pas les plus riches que j’ai vus ; j’y trouvai  beaucoup de gothique : aussi est-ce l’ouvrage de Mars, méchant maçon s’il en fut jamais : 

Il nous laisse ces monuments 

Pour marque de nos mouvements. 

Quand Turenne assiégea Tavanne, 

Turenne fit ce que la Cour lui dit ; 

Tavanne non car il se défendit 

Et joua de la sarbacane. 

beaucoup de sang français fut alors répandu 

on perd des deux côtés dans la guerre civile 

Notre Prince eût toujours perdu, 

Quand même il eût gagné la ville. 

En un nom, celui de Tavanne comme l’orthographie La Fontaine[i] 

 dire la traque des huguenots et ses très fâcheuses conséquences,  non seulement sur la ville d’Étampes mais l’ensemble du beau royaume de France. 

Être écrivain signifiait croire – maximun respect ! – en l’intelligence herméneutique de son lecteur. Cantilènes d’autrefois, au

 mon cœur, mon cœur qu’est-ce que tu faisais, je cousais

 de l’immense Marie-Noël, poétesse résidant en la ville d’Auxerre,  substituer humblement et orgueilleusement : j’écrivais. 

Voilà toute l’affaire du « bonhomme » la Fontaine, se refusant à suivre ses nombreux amis en exil à Londres, comme s’il se savait ou s’était cru incapable d’écrire,  éloigné de la magie de sa terre, une des craintes parmi celles exprimées par Ovide en ses merveilleux Tristes. À vivre si loin de Rome ne perd-il pas son latin ?  Vaine crainte exprimée à l’heure même où il retrouve ce latin  et avec lui l’accent de ses Héroïdes, comme si tout d’un coup l’exil l’avait fait femme et homme… Une autre histoire que ce portrait d’Ovide en Serpent blanc… 

Déguster,  avec quatre siècles de retard, cette correspondance,  nous force à  admettre que  toute tyrannie, en son temps – Auguste ou Louis XIV… –   est tyrannie de la Modernité. Contre l’antique République, la Fronde etcétéra… Sans oublier les communismes, ères, par essence, de tabula rasa et par là résolument nouvelles…. 

La Fontaine fut historiquement du parti des Anciens.  Son œuvre et sa gloire pourtant prouvèrent  au monde que la distinction tant célébrée entre “anciens et modernes” n’existe pas chez les écrivains véritables.  Maurice Barrès, protecteur de Verlaine, de Charles Louis Philippe et de Péguy,  l’avait compris et proclamé.   Ici,   aucun motif de querelle.  La Fontaine fut neuf d’être lui-même, en son temps : un homme délicieux, un pécheur bienveillant,  se moquant de ses vices, son vice, l’impossible amour qui l’attirait vers les très jeunes filles, un homme blessé, qui n’en voulait pas à qui l’avait blessé,  puisque l’un et l’autre demain seraient morts,  les traits et les attraits également oubliés.


Demeurerait la vie, les amours, les rires, la jeunesse qui revient, l’éternité retrouvée et au-dessus du bétail ahuri des humains, un tyran ou un autre… Tel fut le pari et le songe de La Fontaine.

Sarah Vajda

Jean de La Fontaine, Il faut que je vous apprenne jusqu’à mes songes, Correspondance intégrale. Lettres réunies et présentées par Pascal Tonazzi, Le Passeur-Poche, janvier 2021, 8,90 euros


[i]  Antoine de Tavanne, garde suisse,  allié à christian-Philippe Oberkampf -pas seulement une station de métro, directeur de la manufacture en charge de la fabrication de la célèbre toile de Jouy, fut l’artisan de la création de la plus importante entreprise de fabrication et de vente d’Indiennes de coton en Europe.

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