Je remballe ma bibliothèque, l’exil d’Alberto Manguel

Alberto Manguel est l’un des érudits du livre les plus passionnants, tant par son parcours (sous l’égide de Borges…) que par ses sujets et la qualité de son écriture. Et depuis des années, la France pouvait s’honorer de sa présence sur son sol. Il avait choisi une vieille bâtisse, l’avait faite sienne et y avait installé son immense bibliothèque. Las, pour « des raisons dont je n’ai pas envie de me souvenir parce qu’elles appartiennent au domaine de la bureaucratie sordide » (1), l’honnête homme quitte notre pays et subit à cette occasion la terrible épreuve de devoir remballer sa bibliothèque. Tel Walter Benjamin, le voilà qui doit faire subir à ses chers livres l’affreux supplice de la caisse… Si Je remballe ma bibliothèque est l’expérience du vide qui se fait sur les étagères, il est aussi une réflexion sur la place du livre et la place de l’homme parmi ses livres.

 

« Ma dernière bibliothèque se trouvait en France… »

Depuis 2015, l’homme-livre est dépouillé de ses chers volumes, plusieurs milliers et un grand nombre d’éditions originales qu’il faut emballer avec soin et remiser dans un affreux carton qui viendra avec les autres former le cimetière de son séjour français… 

 

[…] si toute bibliothèque est autobiographique, son remballage semble avoir quelque chose d’un auto-éloge funèbre. »

 

Le livre est bien plus que le réel derrière lequel s’abrite le passionné, c’est ce qui lui permet d’être et ce par quoi il voit le monde. Le livre est avant tout un compagnon, vivant, dont ce sera triste amertume que de le mettre en cage. A la manière du Sartre des Mots (2), Manguel a vécu parmi ses livres, mais l’administration française a fait que sans doute ce n’est pas dans le chaud réconfort qu’il s’éteindra…

 

Les livres ont toujours parlé pour moi et m’ont appris beaucoup de choses longtemps avant que ces choses n’arrivent matériellement dans ma vie, et la présence physique des volumes a été pour moi très proches de créatures vivantes partageant ma table et mon toit. »

 

Je remballe ma bibliothèque est aussi l’occasion pour ce sage maintenant moins jeune de renouer avec le fil de sa vie, qui a été fait de nombreux voyages (d’abord sur les pas de son père diplomate). Mais tout voyageur doit connaître son ancrage. Pour Manguel, c’est Buenos Aires, où enfant il allait à la Bibliothèque nationale raccompagner son illustre directeur aveugle (le cinquième ! De l’histoire, et Manguel signale qu’il compte bien ne pas poursuivre cette tradition…), puis lui lire des livres, devenant ainsi le regard que Borges n’avait plus, même s’il connaissait de très nombreux et copieux passages par coeur… Maintenant, Manguel est à son tour directeur de la noble institution, le voyage d’une bibliothèque l’autre lui aura permis de retrouver la plus belle de toutes, à ses yeux qui furent d’enfant, au moment où il commençait à faire le deuil de le sienne propre. L’homme du livre a toujours une bibliothèque quelque part.

 

Alberto Manguel au milieu d’une partie de ses 30.000 volumes, à Mondion (Poitou)

 

Je remballe ma bibliothèque est entrecoupé d’élégies, qui sont autant de petits textes amoureux de tel auteur (Stevenson) ou des réflexions anecdotiques qui vinrent à Manguel au hasard de son triste remballage, sur les dictionnaire, la lexicographie, la puissance des mots sur l’exemple d’Ovide qu’un poème suffit à faire bannir de Rome, la fondation de Buenos Aires ou le rapport des conquérants — hommes de lettres qui déployèrent leur culture classique sur le Nouveau Monde (ainsi se nomme l’Amazonie…) — avec les témoignages écrits des populations conquises, qu’ils détruisirent… 

Toujours chez Manguel ce retrouve cette simplicité et cette envie de partager sa passion des livres, des histoires littéraires, des mots, de ce qui a formé sa propre vie.

Tout lecteur se définit par sa bibliothèque, la manière dont il y vit. Sans avoir une bibliothèque en mémoire comme son maître aveugle Borges, Alberto Manguel savait où se situaient tel volume et pouvait en un tournemain retrouver le compagnonnage entamé parfois des années auparavant. Sans avoir été collectionneur, Manguel est un immense lecteur, et sa vie est dans ses livres, tel est un moment de jeunesse, tel est son vieux professeur, tel encore un autre moment. Et c’est naturellement que Je remballe ma bibliothèque s’achève par un bel éloge des bibliothèques nationales, véritable centre de formation des citoyens et pièce fondatrice de la Cité — comme la légende le dit de Buenos Aires. 

 

Loïc Di Stefano

Alberto Manguel, Je remballe ma bibliothèque, traduit de l’anglais (Canada) par Christine LeBoeuf, Actes Sud, octobre 2018, 150 pages, 18 euros

 

  1. On lira avec intérêt l’entretien qu’il avait accordé à La Nouvelle République à cette occasion. Installé depuis 2001 en France, cette vieille dame à l’administration tatillonne avec les honnêtes gens aura eu raison de sa patience tout en se couvrant d’infamie quand elle rappelle sa générosité face à l’immigration incontrôlée et « chance pour la France », ce qu’Alberto Manguel était au plus haut point.
  2. « J’ai commencé ma vie comme je la finirai sans doute : au milieu des livres ».

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