Jean d’Ormesson, œuvres II en Pléiade
Pour Jean d’Ormesson la vie était une fête en larmes. Cette très belle formule, il la devait à la philosophe Jeanne Hersch. Il y avait, depuis, ses débuts en littérature, une vraie jubilation mêlée à une forme d’allégresse désespérée dans chacun de ses livres. Et à son immense popularité on pouvait ajouter un art certain de la conversation, ce qui en fit un subtil hôte durant près de cinquante ans. Le voici, entrant dans la Pleïade, revenir avec un second tome, composé en grande partie de textes autobiographiques.
Il y a certainement deux catégories de lecteurs : ceux qui pensent que la pléïadisation de Jean d’Ormesson est un scandale national, et ceux qui pensent que c’est une juste récompense. J’appartiens à la seconde catégorie, et ne songe pas un instant à m’en justifier.
Ceci étant dit, passons au livre. Le second tome des Œuvres de Jean d’Ormesson en Pléiade jouit d’un sommaire composé par l’écrivain lui-même, juste avant sa mort en décembre 2017. Or, qui était Jean d’Ormesson ? De quelle origine ? Quelle famille ? Les lecteurs, prêts à affronter « le continent d’Ormesson », pensent sûrement en connaître des tonnes, tant en ce qui concerne l’œuvre que l’homme. Jean d’Ormesson est « un écrivain au temps où les écrivains français, hier encore triomphants à travers le vaste monde, sont en voie, sinon de disparition – il y en a encore beaucoup, et peut-être de plus en plus –, du moins de déclin : ils comptent moins aujourd’hui qu’il y a un siècle ou deux. » Et pourtant, heureux seront les lecteurs qui ouvriront ce deuxième tome, qui débute sur son livre autobiographique Le Vagabond qui passe sous une ombrelle trouée, paru en 1978, titre emprunté à Mao Tsé Toung : « Bah ! Tout compte fait, qu’aurais-je été ? Le vagabond qui passe sous une ombrelle trouée ! », et qui va si bien à cet homme, né dans une vieille famille, portant un nom déjà très célèbre, et dont les fées se sont penchées sur le berceau, voyageur amusé dans une vallée en larmes, affecté une vie entière à la première classe.
On a reproché à Jean d’Ormesson d’écrire toujours le même livre. Les lecteurs abordant ce deuxième tome de ses œuvres en seront donc pour leurs frais. Il débute par un récit autobiographique racontant les souvenirs de l’auteur à propos de ses parents, de son expérience grisante mais peu productive sur le plan littéraire à la direction du Figaro, mais aussi sur la société, le déclin de notre civilisation, la mort, et, bien sûr, la grande affaire de Jean d’Ormesson (la littérature et les livres), et se referme sur un autre texte autobiographique, écrit sous la forme d’un dialogue imaginaire entre l’auteur et son Surmoi Je dirais malgré tout que cette vie fut belle, hommage au poète Aragon, dans lequel, « mettant sa vie en procès », l’auteur revient sur sa famille, son enfance, sa vie, mais aussi, bien sûr, sur les tourbillons de l’histoire, l’effondrement du monde Ancien, l’arrivée du Nouveau, ainsi que Colbert, Fouquet, Bossuet, Racine, Mitterrand, Aron, Morand, Aragon, car, s’étonne l’académicien :
Vous n’imaginiez tout de même pas que j’allais me contenter de vous débiter des souvenirs d’enfance et de jeunesse ? Je ne me mets pas très haut, mais je ne suis pas tombé assez bas pour vous livrer ce qu’on appelle des Mémoires. »
Entre ces deux livres, dont le dernier parut chez Gallimard en 2016, quatre livres « décisifs » selon les mots du préfacier de cet ouvrage Philipe Berthier. La Douane de mer, sorte de « roman des romans » dans lequel Jean d’Ormesson imagine que son personnage principal est mort dès la première ligne, « le 25 juin […] peu avant midi » à la douane de mer, à Venise, et qu’il rencontre un esprit d’un autre monde, venu lui confier une haute mission, celle de rédiger un long rapport sur les mondes qu’il serait amené à rencontrer, occasion rêvée d’engager durant 72 heures, une très longue conversation.
Tel que l’écrit dans sa très belle préface Philippe Berthier, pour Jean d’Ormesson « le monde est un puzzle », car, en effet, il aimait les cosmogonies, les théodicées, il aimait à croire que notre monde était la complexité dans l’unité, que l’histoire et ses ruines révélaient un monde bâti tel une poupée russe, écrivant clairement ceci :
Le monde est une poupée russe. Dans le grand roman de l’univers, il y a le roman de la terre. Dans le grand roman de la terre, il y a le roman de la vie. Dans le grand roman de la vie, il y a le roman de l’histoire. Dans le grand roman de l’histoire, il y a le roman de chacun de nous… »
Plus antique que moderne, Jean d’Ormesson partageait avec la pensée grecque et latine, cette idée que l’univers était un tout dont nous étions une partie, et que notre raison était un des fragments de la raison divine gouvernant le monde, et, qu’il ne nous suffisait qu’à bien cerner cette raison pour revenir au tout du monde.
Passé cette « gigantesque ambition littéraire » qui produit un excellent roman, paru en 1994, 4 ans après le somptueux Histoire du Juif errant (qui clôture la première Pléïade), c’est Voyez comme on danse, roman joyeux et mélancolique à la fois, roman du monde, roman de l’histoire et de sa grande hache, l’histoire et ses décombres dans lesquels Jean d’Ormesson se promène, mi-amusé mi-consterné, racontant la mort et la vie des civilisations, méditant sur la brièveté de l’existence, le sens des choses, leur non-sens aussi, en stoïcien moderne : « Ce que nous allions tous devenir… Nous allions tous mourir, comme Romain, qui était le plus vivant d’entre nous. Mais avant d’aller à la mort, et c’était pire, nous allions tous passer par la vie. »
Pour comprendre l’œuvre de Jean d’Ormesson, qui s’amuse avec l’histoire, la science, la physique quantique, la philosophie, la littérature, la politique, le bruit du monde, il faut accepter que l’auteur ne veuille jamais s’apitoyer, jamais sombrer dans le pathos, ne rien prendre suffisamment au sérieux au point d’avoir à plier sous le tragique de l’existence. Bousculant le genre du roman, l’académicien invente un roman du bonheur jubilatoire et désespéré à la fois, ce qui se retrouve bien dans C’est une chose étrange que la fin du monde paru en 2010, et, dans lequel, il raconte l’histoire du monde, et son accélération depuis déjà trois à quatre siècles, l’histoire insolite et rapide d’une intelligence hors norme qui va poindre durant quelques instants, et bousculer l’ordre mécanique et établi de l’univers, ainsi que les lois de la nature.
Les hommes découvrent et ils inventent. Quand ils découvrent, les unes après les autres, les lois cachées de la nature et ce qu’ils appellent la vérité, ils font de la science. Quand ils se livrent à leur imagination et qu’ils inventent ce qu’ils appellent de la beauté, ils font de l’art. La vérité est contraignante comme la nature. La beauté est libre comme l’imagination. / Copernic découvre. Galilée découvre. Newton découvre. Einstein découvre. Et chacun d’eux détruit le système qui le précède. Homère invente. Virgile invente. Dante invente. Michel-Ange, Titien, Rembrandt, Shakespeare, Racine, Bach et Mozart, Baudelaire, Proust inventent. Et aucun d’entre eux ne détruit les œuvres qui le précèdent. »
Admirateur de Chateaubriand, auquel il a consacré plusieurs ouvrages, égotiste amusé, philosophe concerné, éminent stendhalien, Jean d’Ormesson nous laisse une œuvre monumentale, qu’il est urgent de lire et de relire, et, dans laquelle, hormis sa vie et son monde Ancien dont il nous raconte toutes les facettes, lui qui était un charmant conteur, un ami de l’art de la conversation, c’est le roman du monde et de l’humanité que nous découvrons, une sorte de poétique de l’histoire des hommes, le bruissement des choses éclairé de sa lampe-torche, et auquel sa plume donne vie, pour faire naître l’écho surprenant d’une chose étrange que peut être l’existence. L’existence d’un homme, lui, et l’existence de tous les hommes : nous. Et, il n’est pas inutile de rappeler que la littérature compte parmi ses grands écrivains celui-ci qui nous quitta à l’hiver 2017, sans un bruit, ou presque, tel que le fera, peut-être l’humanité, après son bref voyage sur cette planète, et auquel Jean d’Ormesson aura donné un sens.
Marc Alpozzo
Jean d’Ormesson, Œuvres II, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1632 pages, septembre 2018, 64,50 euros
Prix de lancement 59.50 euros jusqu’au 31 mars 2019
Ce volume contient : Le Vagabond qui passe sous une ombrelle trouée – La Douane de mer – Voyez comme on danse – C’est une chose étrange à la fin que le monde – Comme un chant d’espérance – Je dirai malgré tout que cette vie fut belle.