Jean Moulin l’affranchi, l’homme derrière le héros
Une historienne face à Vichy
On doit à Bénédicte Vergez-Chaignon de nombreux ouvrages sur la période de Vichy (citons par exemple Les Vichystorésistants). On lui doit aussi des biographies, dont celle du docteur Ménétrel (Perrin, 2002) et surtout celle de son illustre patient, Philippe Pétain, récompensée en 2014 par le grand prix de la biographie politique. Elle a choisi ici de centrer son attention sur le héros le plus connu de la Résistance, Jean Moulin, qu’elle avait déjà approché, raconte-t-elle dans sa préface, dans son travail pour Daniel Cordier, son ancien secrétaire.
Un jeune ambitieux
Moulin est un mythe, difficile de retrouver l’homme qu’il fut derrière les hommages et les formules officielles ! Bénédicte Vergez-Chaignon nous entraîne à la découverte d’un jeune provincial, né à Béziers dans une famille républicaine, dont le père est conseiller général. Le jeune Jean Moulin est mobilisé fin 1917 mais ne participe pas aux combats de la Grande Guerre. Dès 1919, il se lance dans la préfectorale, aidé aussi par les relations de son père au parti radical. Sous-Préfet, puis Préfet, Moulin, malgré un mariage raté et un divorce, réussit à se faire remarquer. Proche comme son père du parti radical, il devient ami avec Pierre Cot, dont il devient un des conseillers puis le directeur de cabinet lors de ses passages au ministère de l’air. A côté de ça, Moulin publie des caricatures sous le pseudonyme de « Romanin » : drôle de bonbonne, qui croque le milieu politique dans lequel il grenouille ! Car Moulin aurait peut-être voulu être un artiste…
Une métamorphose
L’intérêt de cette biographie est de nous présenter Moulin avant-guerre. Sportif, séduisant, sans complaisances envers le fascisme, engagé dans le soutien aux républicains espagnols, il aurait pu cependant continuer sa carrière, sans éclat, sous Vichy et faire oublier son passé « Front populaire ». En juin 1940, très patriote, il organise l’aide aux réfugiés dans son département, assiste l’armée, puis doit assister à l’entrée des allemands à Chartres. Il se tient prêt à travailler avec eux selon les lois de la guerre et pour le bien de ses administrés. Mais quand on exige de lui, sous la torture, qu’il signe un texte accusant des tirailleurs sénégalais de la mort de civils français (on reconnait le racisme nazi), il refuse et préfère tenter de se suicider : c’est le geste de rébellion d’un homme qui aime la vie, l’art, les femmes. Son acte lui gagne l’estime, voire l’admiration de ses administrés. Vichy va le récompenser en le limogeant (plus tard, « on » tentera pourtant de le récupérer en lui proposant une autre préfecture).
Le résistant
Courageux, Moulin choisit la dissidence, le soutien à de Gaulle. Interrogeons-nous maintenant sur le « mystère Jean Moulin » : comment et pourquoi cet homme a choisi de tout risquer, y compris sa vie ? Par patriotisme bien sûr, pour la République aussi (même s’il se méfie désormais des partis), par admiration pour de Gaulle ensuite. Mais l’énigme demeure. René Bousquet, son contemporain, son double inversé, choisira lui de servir Vichy et la collaboration. Peut-être le mystère Moulin devient-il moins épais dans son rapport à l’art : il ouvrira une galerie en zone sud, comme couverture pour ses activités de résistant mais aussi parce qu’il adore ça. Son jardin secret lui a peut-être appris à cultiver le non-conformisme par rapport à son milieu. Alors s’éclaire la relation si singulière qui l’unit à de Gaulle, un autre non-conformiste, qui en fit son homme-lige au sein de la Résistance, que Moulin contribua à unifier via le CNR.
« Entre, Jean Moulin… »
Il devient un mythe après sa mort. De Gaulle lui rend un hommage sincère dans ses mémoires de guerre. Puis c’est le Panthéon et ce discours de Malraux, magnétique et tragique, qui le fait entrer aussi dans l’histoire. Au point que François Mitterrand vient déposer une rose sur son cénotaphe en 1981. Mythifié et héroïsé, Moulin devient aussi une icône grâce au cliché pris par son ami Marcel Bernard. Et ce « mystère Moulin » ? Laissons la parole à sa biographe :
Les hommes ne sont jamais autant eux-mêmes que lorsqu’ils agissent en estimant ce qu’ils doivent faire. Ils ne sont jamais si libres que quand ils se disent qu’ils n’ont pas le choix. Alors, ils choisissent leur vie et, peut-être, leur destin. / Alors, et alors seulement, comme l’écrivit, mais ne le dit pas, Malraux devant le Panthéon, la mort choisit les siens. »
Sylvain Bonnet
Bénédicte Vergez-Chaignon, Jean Moulin l’affranchi, Flammarion, « grandes biographies », octobre 2018, 416 pages, 24 euros