Jean Gabin, Pour l’amour du ciel

Il ne se passe guère de semaine sans qu’on entende dire, à propos de tel ou tel événement, qu’il constitue une telle rupture qu’il conviendra désormais de distinguer entre un « avant » et un « après ». Mais force est de constater que le monde d’après ressemble le plus souvent furieusement au monde d’avant.

Ce chrono-distinguo se justifie malgré tout dans certaines circonstances, et l’on pourra par exemple l’appliquer à la carrière de Jean Gabin, qui se divise nettement en deux parties : après la Seconde Guerre mondiale, parenthèse durant laquelle il s’était exilé aux États-Unis et avait également combattu, il lui fallut plusieurs années avant de retrouver la popularité qui avait été la sienne dans les années trente avec des films tels que l’inévitable Quai des brumes. Entretemps, il avait pris du poids et des cheveux blancs. Les historiens du cinéma nous expliquent donc que n’est qu’en 1954, avec Touchez pas au grisbi, qu’il se remit définitivement en selle.

Pour l’amour du ciel, qui ressort ces jours-ci en DVD/Blu-ray chez Pathé, appartient à ce qu’il convient d’appeler, sinon sa traversée du désert, du moins sa période un peu difficile « de transition ». 650.000 spectateurs, c’est un chiffre qui susciterait bien des jalousies aujourd’hui, mais qui, à l’époque, signifiait « un bide ». Cet échec, nous explique-t-on dans un bonus, était probablement dû à une énorme déception, à la mesure de l’attente qu’avait suscitée l’annonce de cette production franco-italienne (nettement plus italo que française, en fait) : elle était réalisée par Luigi Zampa, grand nom du néo-réalisme, avec un scénario écrit, entre autres, par Cesare Zavattini, Suso Cecchi D’Amico (complice traditionnelle de Visconti) et Henri Jeanson, et une musique de Nino Rota. Mais peu importe, lorsqu’on voit ce film aujourd’hui, on se dit que cet échec était à bien des égards injuste.

Certes, le point de départ est assez conventionnel — si conventionnel qu’on a pu le retrouver quelques décennies plus tard dans le fameux film pornographique L’Enfer pour Miss Jones ! Tout tourne autour d’un individu qui meurt, mais qui, parvenu devant les portes de l’Au-Delà et dirigé vers l’escalier des Enfers, obtient un sursis parce qu’il y a eu une « erreur administrative » ou parce que, face à ses protestations plus ou moins justifiées, les services de saint Pierre lui permettent de se racheter. Il mourra de toute façon, mais si, pour employer un terme cinématographique, la « seconde prise » est meilleure, il pourra prendre l’escalier qui va vers le haut. Seulement, cette seconde chance n’est pas loin de ressembler à une épreuve de Fort Boyard, puisqu’il convient de rectifier en un jour les fautes commises toute une vie durant.

Ici donc, Carlo Bacchi, riche industriel, est prié, s’il veut gagner son ticket pour le Paradis, de faire le bonheur de Santini (interprété par Julien Carette), l’un de ses ouvriers qui a tenté de se suicider à cause de lui. Tâche difficile parce que Bacchi ne dispose que de douze heures, et d’autant plus difficile qu’il ignorait l’existence même de ce Santini, et qui se révèle plus problématique encore lorsqu’il apparaît que, si ce Santini a bien tenté de se suicider, ce n’en est pas moins un individu fort peu recommandable, ne craignant pas, pour assurer son confort personnel, de faire le malheur d’une jeune fille.

Bacchi se trouve donc partagé entre son « ordre de mission » et une voix intérieure qui lui dit que la justice, la vraie, consiste précisément à ne pas remplir cette mission. Et le film, qui commençait comme une gentille petite comédie fantastique, devient du même coup une réflexion sur la liberté et la vraie rédemption. Car c’est peut-être ici-bas que tout se joue, d’abord. Comme aurait dit saint Augustin, « mourir pour ne pas mourir ».

Inutile de préciser que Gabin est fort convaincant dans le rôle de Bacchi, puisqu’il y a comme une mise en abyme dans l’air. Lui aussi aspirait à ce moment-là à gagner une seconde vie cinématographique. Nous savons aujourd’hui que Gabin II a victorieusement succédé à Gabin I. Quant à Bacchi, vous verrez bien…

FAL

Pour l’amour du ciel, film de Luigi Zampa avec : Jean Gabin, Carette, Elli Parvo, Antonella Lualdi et Paola Bordoni, avril 2024, durée : 83 min, bonus : La Grande Désillusion : Entretiens autour du film avec Patrick Glâtre, Paola Palma et Aurore Renaut (52 min) 

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