Eugène McCown, démon des Années folles
Nous n’y prenons pas garde tandis qu’en tapinois, strict et sage sur son présentoir sombre, il nous fait signe. Titre, sous-titre et et nom d’auteur, en lettres blanches, fièrement se détachent d’un élégant macaron d’un intense violet ecclésiastique, cerclé de pointillés. La couverture à elle seule, déjà, nous est invitation au voyage. Ainsi se présente à nous Eugène McCown, démon des Années folles de Jérôme Kagan.
Eugène McCown, cet inconnu sublime
Ni le sujet, McCown ni l’auteur, Jérôme Kagan, ne sont familiers au lecteur français. McCown, peintre, pianiste et auteur d’un unique roman, paraît en filigrane des biographies consacrées à Crevel pour l’avoir fait souffrir par son inconstance du temps où il était son amant. Il revient encore, fantôme gracieux, au hasard des rares pages consacrées à l’incroyable Nancy Cunard, la dernière des Ladies littéraires anglaises, voyageuse passionnée, qui de l’Empire à sa façon voulut venger les crimes. D’elle, de son Odyssée à travers les mots et les êtres, le lecteur français sait deux ou trois choses : elle a hébergé Aragon du temps où il composa Aurélien, fut l’objet petit a qui, au même Aragon, un court instant, donna l’envie de mourir à Venise ; elle était milliardaire et mourut maigre et pâle comme meurent les gueux, d’anorexie, d’alcoolisme et d’addiction, seule absolument, à l’hôpital Cochin sans qu’Aragon, dont elle avait tendu la carte aux policiers qui l’avait ramassée, entière, sortie de Lady Hamilton, le flamboyant mélodrame du grand Alexandre Korda que Churchill ne pouvait ni voir ni revoir — sic transit gloriae mundi — sans pleurer — ne daigne une dernière fois baiser son front fiévreux. Elsa avait dit non. De Dame Cunard, la postérité n’a retenu que son étrange beauté, son goût pour les bracelets africains qu’ils fussent d’ivoire, d’os ou de bois. Elle fut, son ami Ezra Pound en fait foi, bien autre chose, particulièrement une âme hantée de poésie et dévorée par le spectacle de l’injustice.
Quant à l’auteur, c’est là son premier livre où coup d’essai vaut coup de maître. Sur l’espace restant de la couverture, une photographie de Man Ray montre McCown cheveux gominés, visage à demi caché par un appareil de photographie. Un jeune démon est toujours beau, solfiait en connaisseur Montherlant dans La Reine morte. Et le passant regrette avant même d’avoir ouvert le livre que McCown ait croisé la route de Crevel. Le front est haut et large, signe d’intelligence ou de ce qui en absence en tient lieu, de faculté de calcul et de manipulation, les oreilles sont grandes, les sourcils épais magnifiquement dessinés, la mode hideuse de l’épilation n’a pas encore saisi les garçons, les mains qui tiennent l’appareil, larges et pourtant les doigts sont longs, élégants eux aussi quoique velus, ce qui peut-être indique un tempérament sinon bestial du moins sensuel.
Trop ? Primaire à tout le moins. Il arbore veston de laine, chemise blanche aux poignets serrés par des boutons de manchette et cravate de largeur moyenne à losanges bicolores. Dans un instant, nous saurons que les cheveux brun-roux et les yeux vert délavés, de cette clarté opaque qui force le regard à y revenir sans cesse pour tenter d’en deviner l’énigme. Une sorte de Dorian Gray, de Sphinx sans mystère, quelque figure thanatophore, échappée, de profundis, du bestiaire d’Oscar Wilde.
par les yeux de Man Ray
L’auteur va se substituer, nous le devinons, à Man Ray et ce sera par ses yeux que nous, spectateurs et lecteurs, découvriront ces « années folles », dans une alternance de portraits, gros plan, portraits de groupes sur fonds divers.
L’exergue, à tout Seigneur, tout honneur — « A force de plaisirs, notre bonheur s’abîme » — revient à Jean Cocteau, l’immortel auteur de la si juste formule de frivolité grave, acteur et témoin de deux guerres et une avant-guerre, aussi le plus charitable des mondains, prince du Paris de ces jours-là et des suivants, qui sut autant saluer les obscurs, les sans-grades oubliés du succès que les figuras. Le regard de Man Ray, la tendresse sans illusion de Cocteau, voilà qui promet la plus belle traversée.
Sur la page qui suit l’exergue, le futur acquéreur et lecteur découvre McCown dans l’éclatante lumière de sa vingtième année. Le choix de la photographie, posture de garçonnet, bras sagement croisés comme à l’école naguère les enfants, l’allure irrésistible d’un jeune homme d’autrefois, conjoint au sous-titre à l’avance nous affirme l’intelligence de l’auteur. L’humour tiendra la plume et les méandres d’une vie misérable sous les lumières des bars et des bouges, les ors des salons et les splendeurs trompeuses de la vieille Europe moribonde nous seront contés sous la douce férule de la litote.
Lecture achevée, le lecteur songera que si Jérôme Kagan persévère, cette ironie vacharde et douce deviendra son signe distinctif, l’empreinte qu’il laissera à un Siècle, pour l’heure trop friand de reader digest, d’ouvrages qui sont à l’art d’écrire ce que le Canada Dry, hier, fugitive opération publicitaire, fut à l’alcool.
Pour être érudit, ce texte, habilement découpé en brefs chapitres, est, à l’image de l’époque qu’il a fait voeu de dépeindre, d’agréable facture, animée de ce ton à la cavalière dont les Hussards se feront gloire, ce je ne sais quoi de Julien Sorel en elle, pétillante d’humour et de tristesse.
En selle Callahan !
De la Normandie où McCown, faussaire, né dans le Minnesota — McCown trop jeune pour avoir fait la guerre se fait passer pour un libérateur — débarque, prêt à conquérir Paris, à New York où il mourra, épuisé d’abus aigri, oublié des dieux et des hommes, après avoir sur son chemin, rencontré tous les excentriques, les génies, les tâcherons, les fêtards, les mondains, les faiseurs d’anges, les dealers en col blanc, les gitons et les cocottes du jour.
En d’autres temps, McCown sans doute n’aurait pas fait l’artiste mais se serait tout de même évertué à conquérir le monde ! C’est là tout le mérite du livre que de nous conter comment un être assoiffé de succès et de gloire, enivré de sa jeune beauté et de son charme, tente, détruisant tout sur son passage, de se faire un nom, avant d’avoir commis quelque acte ou oeuvre dignes d’être honorés. Certains réussissent, d’autres non. Chemin faisant, Kagan nous aura raconté l’histoire de l’invasion de Montparnasse par les Américains et ajouté au corpus de l’histoire du dandysme et de l’élégance, une sinistre page. Du De profondis de Wilde au Saint Laurent de Bonello, en passant par Guibert, Barthes, Eudeline, Thadée Klossowski et Pasolini, la littérature a su, sur bien des modes, dire les ravages du désir et de l’exigence de santé et de jeunesse dans un milieu où drogue, alcool et nuits blanches ravagent des nuits qui se veulent plus belles que les jours, au lieu d’aller au gueuloir de Flaubert ou dans n’importe quel cottage anglais, un atelier ou devant un piano, s’ensevelir, jusqu’à ce que naisse l’occasion du seul kleos jamais offert à l’homme, celui qui, de ses oeuvres ou de ses actes, pour une éternité relative, le couronne au palais de Mémoire.
Vraiment un très beau livre à méditer en ce temps, nôtre, où chacun, pour échapper à l’enfer du Réel, se veut artiste, ne retenant du métier que les lumières et le champagne des vernissages, des couturières et des premières, pour se réveiller vieillard de quarante ans ou jeune homme sidaïque, Dorian Gray dévoré de tavelures et de rides, avant le temps prescrit par la biologie.
Louées soient les Années folles
Un livre à lire, un nom d’auteur à retenir, une maison d’édition à bénir et plus trivialement, le moyen d’acquérir sans ennui et en quelques heures une solide connaissance des Années folles, aussi celui de distinguer du génie du fou, du séducteur ou de l’amant, du faussaire ou de l’artiste, l’exacte qualité, sans mêler, en un atroce gloubiboulga, célébrités d’un jour, célibataires des arts, tâcherons plumitifs, gratte-papiers, gâte-peinture, tapeur de piano et artistes véritables.
Ce livre-mine, gageons-le, ne demeurera pas lettre morte. Savant, il sera pillé, non cité, peut-être encore romancé, trousse-chemise, à la va-vite. Il convient de se montrer ici charitable. La tentation est grande d’user d’un si joli livre comme d’une encyclopédie, quand son auteur n’ignore rien de ce que buvaient, sniffaient ses personnages. Pas davantage, oublieux de ce qu’ils portaient, des musiques sur lesquelles ils dansaient, des moeurs de l’aristocratie comme de celles des bas-fonds, des décors dans lesquels ils sarabandaient, d’Est en Ouest, de New-York à Majorque ou Saint-Trop’, Innsbruck ou Venise, Florence, Rome… Et je ne sais à la vérité que le Pierre Herbart ou l’orgueil du dépouillement de cet Hercule des Lettres qu’est, dans un genre bien différent, Jean-Luc Moreau, d’ouvrage aussi instructif et généreux, aussi agréable que m’a été cette promenade inopinée aux côtés de McCown, Cunard, des centaines d’autres et de Kagan.
Sarah Vajda
Jérôme Kagan, Eugène McCown, démon des Années folles, Séguier, 2019, 472 pages, 22 eur