Journal d’un homme sans importance, satire de la petite bourgeoisie londonienne

Les frères Grossmith furent-ils à la littérature anglaise, ce que les frères Goncourt furent à la littérature française ? On peut se poser la question. Ils vécurent tous à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, et laissent une œuvre à quatre mains qui n’est pas exempte de quelques acidités à l’endroit leurs contemporains. 

George et Weedon Grossmith ont écrit des pièces de théâtre, des chansons, des vaudevilles, tout en étant comédiens ou dessinateurs, ne dédaignant ni la satire, ni l’opéra. Au milieu d’une production éclectique, on retiendra l’amusant Journal d’un homme sans importance, publiée d’abord en feuilleton dans une revue en 1888, puis rééditée plusieurs fois en raison de son succès. Comme son nom l’indique, il s’agit du journal que tient un modeste employé de la bureaucratie victorienne, à qui il n’arrive jamais rien d’intéressant, qui va à son travail chaque jour avec ponctualité, est fidèle à sa femme, vit dans la banlieue de Londres avec son fils et une servante effrontée. 

un médiocre sublimé

Rien, absolument rien dans la morne vie quotidienne de cet homme, appelé Charles Pooter, ne justifierait l’écriture d’un journal. Et pourtant, ce journal vraiment sans importance est bien là, et c’est tout le talent des frères Grossmith d’avoir transformé en œuvre littéraire une existence si médiocre, d’avoir ouvert au scalpel les portes de la médiocrité, d’avoir porté haut un éloge de la bêtise, avec un humour évidemment anglais, typiquement anglais.  

Car ce livre est drôle, sans quoi il n’aurait pas de lecteurs, n’ayant pas d’objet. Mais les Anglais sont ainsi faits qu’ils sont les premiers à rire d’eux-mêmes, et on trouvera chez les Grossmith un ton, une facilité d’écriture, un penchant pour l’inattendu, qui voisine aisément avec les meilleures pages de Wodehouse ou de Swift. Comme il n’y a pas d’histoire, on aura du mal à résumer un tel ouvrage. On peut toutefois se enhardir à souligner le charme d’un récit auquel on se laisse prendre, navigant entre les mésaventures du pauvre Charles Pooter, de son fils qui donne bien du souci à ses parents, de ses déboires avec tel artisan, tel ami encombrant, tel voisin de bureau. 

un tableau satirique

Faut-il ajouter qu’il s’agit aussi d’un tableau satirique d’une société londonienne de très petits bourgeois, sans culture, ni projet, ni argent, ni générosité, repliés sur une existence tellement répétitive, qu’elle en devient jour après jour source de gags inénarrables. Ainsi cet homme sans importance devient très important par l’énormité de sa petitesse. On retiendra aussi que les Grossmith n’attaquent pas les riches, les puissants ou les nobles, comme le grand empire d’Angleterre a su en générer, mais les plus modestes sujets de sa majesté, les petits, les sans grade, qui, sans être des « misérables » comparables à ceux de Victor Hugo, sont plutôt ceux du petit peuple de Dickens. 

Ainsi en va-t-il de cette oeuvre sociologique et divertissante, troussée avec une jolie plume, que les éditions 10/18 ont eu la bonne idée de rééditer cette année. 

Didier Ters

George & Weedon Grossmith, Journal d’un homme sans importance, 10/18, sortie février 2021, 230 pages, 7,50 eur

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