Killers of the Flower Moon, la dernière tentation de Scorsese

Début du vingtième siècle. La tribu des Osage s’est enrichie considérablement grâce au pétrole extrait sur ses terres. Mais attisé par leur trésor, l’homme blanc ne va pas tarder à tout faire pour se l’approprier, quitte à éradiquer le peuple amérindien.

Les échecs successifs de La Porte du paradis, d’Il était une fois en Amérique, de Blade Runner et de La Valse des pantins ont anéanti les espoirs des auteurs de prévaloir sur un système dominé par l’omnipotence des studios hollywoodiens, dans les années quatre-vingt. Puis l’avènement de produits bon marché, super-héroïques ou pas d’ailleurs, dicté par la loi du box-office, a fait oublier au grand public l’importance de l’indépendance d’un art, même si la logique économique doit rentrer en ligne de compte afin d’éviter une faillite, comme celle vécue par la United Artist. Devenu aujourd’hui fer de lance d’un combat contre l’entropie, Martin Scorsese a sans doute trop tiré sur la corde rebelle pour promouvoir ses idées, au lieu de se recentrer sur sa cinéphilie, inégalable au sein de sa profession.

Voilà pourquoi Killers of the Flower Moon arrive à point nommé, en conclusion concrète à un discours polémique, certes révélateur, mais stérile à force de ressassement. Censé couronner son immense filmographie, ce nouveau long-métrage à la distribution prestigieuse (il retrouve ses chouchous Robert De Niro et Leonardo DiCaprio) s’inscrit dans la veine des fresques sus-citées, mal aimées à leur sortie, mais considérées désormais, et à juste titre, comme des chefs-d’œuvre, à savoir La Porte du paradis et Il était une fois en Amérique. Il est d’ailleurs cocasse que l’admirateur transi de John Cassavetes et de Michael Powell se tourne aujourd’hui vers Sergio Leone et Michael Cimino, au fait de sa carrière (tant les styles divergent voire s’opposent). Mais le réalisateur souhaite se hisser à leur niveau dans un exercice périlleux.

En effet, Martin Scorsese aspire à une ambition claire et démesurée ; portraiturer sans fards la décadence d’une nation à travers une tragédie bicéphale, le génocide d’un peuple et la descente aux enfers d’un couple en proie au chaos ambiant. En adaptant le roman éponyme de David Grann (dont La Cité perdue de Z avait été transposée à l’écran par James Gray en 2017), Martin Scorsese nourrit donc le fol espoir d’accoucher d’un film somme à l’instar de ceux de Sergio Leone et de Michael Cimino. Or, s’il ne démérite point dans son entreprise titanesque, son approche formelle ostentatoire va aussi bien épouser son sujet avec une certaine élégance que le desservir sur certains aspects clés.

Il était une fois dans l’Ouest

Grand amoureux du western, Martin Scorsese désirait depuis longtemps, selon ses dires, de s’essayer à ce genre phare de l’Histoire du septième art. Killers of the Flower Moon lui offre enfin cette occasion unique et de rejoindre par là même les John Ford, Howard Hawks, Anthony Mann, ou Clint Eastwood, des réalisateurs dont il vantait les mérites dans son fabuleux documentaire, Voyage de Martin Scorsese à travers le cinéma américain. Néanmoins, il se distingue ici de ses glorieux aînés dans sa démarche, non pas en démystifiant le classicisme d’antan tel Sergio Leone, mais plutôt en abordant des points rarement traités auparavant.

En se focalisant sur le sort de la tribu amérindienne des Osage, Martin Scorsese en profite pour montrer une Amérique entrée de plain-pied dans la modernité, victorieuse du premier conflit mondial et qui abandonne peu à peu les vieilles habitudes rurales. Au dix-neuvième siècle, le cheval de fer avait suppléé la monture d’usage. Et maintenant, c’est au tour de l’automobile de régner sur les grands espaces chers à Anthony Mann et John Ford. Martin Scorsese s’efforce de les sublimer avec un lyrisme identique déployé par les légendes d’autrefois, tout en soulignant les profonds changements en cours. Les puits de pétrole constituent l’enjeu du monde de demain et on ne se préoccupe plus du bétail, de l’élevage. Les cow-boys sont réduits à l’état de paria tandis que l’on cajole les ennemis d’antan, en convoitant leur or noir.

Or, Killers of the Flower Moon fascine lorsqu’il s’attarde sur le sort des Osage et surtout leur transformation au contact de l’homme blanc. Déracinés, ils ne reviennent à leur culture uniquement quand le drame les frappe avec cruauté. Quelque part, la perte de leur innocence contribue grandement à leur chute, tentés qu’ils sont par le dieu dollar et le quotidien fastueux proposé par William Hale et les siens. On regrette d’ailleurs que Martin Scorsese ne se soit pas davantage attaché sur la durée à cette terrible décadence et aux mutations exigées au moment de se fondre dans la masse, ce contrairement à Michael Cimino dans La Porte du paradis. Il y a bien sûr le destin cruel d’Henry Roan, mais c’est trop peu. Il aurait été préférable d’approfondir cette thématique, au-delà des prières à l’église, des courses automobiles ou de l’addiction à la boisson.

La couleur de l’argent

Mais voilà, Martin Scorsese ne perd pas de vue son intrigue majeure, celle de l’extermination des Osage orchestré lors d’un complot à grande échelle, ourdi par leurs éternels ennemis, oublié avec les années, tout comme les terribles incidents de Tulsa, survenus presque au même moment. Sacrifié sur l’autel du dieu dollar et du pétrole, le clan amérindien est retenu par des chaînes juridiques pernicieuses qui les dépossèdent de leurs biens. Curatelle ou mariages fallacieux, leurs geôliers imaginent les pires bassesses pour parvenir à leurs fins.

Et au milieu de cet engrenage, se débattent, au nom de la cupidité ou de leur survie, William Hale, Mollie et Ernst Burkhart. Toutefois, Martin Scorsese refuse toute caricature au moment de dessiner leurs personnalités et leurs interprètes, sous sa direction, délivrent une performance monumentale, notamment Lily Gladstone et Leonardo DiCaprio. Sur leurs épaules repose l’essentiel du dispositif du metteur en scène censé disséquer la machination meurtrière et les conséquences qu’elle implique que ce soit sur le plan de la communauté ou celui de la famille.

Au fil des minutes, on en revient à l’origine du mal, les retrouvailles entre deux hommes, ponctuées un peu plus tard par un pacte ténébreux. Pourtant, jamais le bourreau n’a paru aussi pathétique, tant son intelligence limitée et sa profonde dévotion font de lui une proie facile pour le rapace William Hale. Le personnage campé par Robert De Niro renvoie à celui de Robert Mitchum dans La Nuit du chasseur car à l’image d’Harry Powell, William Hale prêche l’honneur et la compassion à travers des paroles enjôleuses afin de duper son entourage. Et ce dernier se laisse abuser, hypnotisé comme le spectateur, bercé de son côté par un étrange rythme alternatif.

Silence mystique

Reconnu pour son montage frénétique, presque trépidant, Martin Scorsese a également utilisé une narration plus lente, à quelques occasions. Ainsi, l’action débridée de Casino ou des Affranchis contraste avec celle plus mesurée de Kundun, de La Dernière Tentation du Christ ou de Silence ; le cinéaste sait composer aussi bien avec le mysticisme religieux que l’épopée mafieuse américaine. Killers of the Flower Moon oscille quant à lui entre contemplation et fureur, alors que les cadavres s’amoncellent et que les funérailles se succèdent.

Au fur et à mesure que tout s’écroule, Martin Scorsese étire le temps à la manière d’un Sergio Leone plutôt que celle d’un Yasujiro Ozu. Les pleurs fusent tandis que le mariage d’Ernst et Mollie vacille. Les silences, les non-dits opèrent bien mieux que certaines tirades et les protagonistes plongent dans un cauchemar éveillé. Robert De Niro dans Il était une fois en Amérique et Kris Kristofferson dans La Porte du paradis se retiraient dans le pays des songes afin de rejoindre ceux qu’ils avaient perdus alors que Mollie préférerait s’extirper de sa torpeur.

Et c’est à travers quelques anecdotes qui parsèment son récit que Martin Scorsese réussit à nous émouvoir. L’assassinat d’Henry Roan ou les enterrements Osage, ultimes vestiges des coutumes d’un peuple, se démarquent d’une trame principale qui endigue beaucoup trop les ramifications passionnantes qui s’y rattachent.

Symphonie en mode mineur

Beaucoup jugeaient excessive la durée de Killers of the Flower Moon au point qu’un débat sans fin a accompagné la promotion du long-métrage. Les trois heures et plus des films de Cimino, de Leone ou de Stanley Kubrick n’ont point empiété sur leurs qualités et les deux heures ou moins de L’Aurore ou de La Prisonnière du désert n’imputent pas sur leur statut de chefs-d’œuvre. Pour Killers of the Flower Moon, le problème réside dans la multiplicité des enjeux, étouffés pendant la partie finale. L’histoire s’enlise dans des redondances agaçantes et les rebondissements presque inutiles éclipsent certaines facettes esquissées au départ.

En outre, à l’image de son idole Michael Powell, Martin Scorsese surligne à tort certains passages, ce qui nuit en partie à l’ensemble. La scène où il déploie un son assourdissant sur le plan diégétique avec une Mollie se bouchant les oreilles pour se protéger du bruit des moteurs vrombissants alors qu’Ernst précise que tout ceci s’avère peu accommodant en incarne le parfait exemple. On souhaitait que ce défaut récurrent s’estompe avec le temps mais hélas, il persiste.

Et au moment de conclure, Martin Scorsese, se délestant de toute humilité,  endosse le costume trop grand pour lui d’un Jean Renoir à l’aide d’un artifice qui ne s’accorde pas avec le reste de son long-métrage. L’erreur de trop, difficile à dire, mais force est de constater, qu’en dépit de qualités évidentes, Killers of the Flower Moon ne s’élève pas au rang de ses modèles. S’il n’en demeure pas moins un bon cru de son auteur, il lui manque la candeur incandescente qui animait Casino ou Les Affranchis.

François Verstraete

Film américain de Martin Scorsese avec Leonardo DiCaprio, Robert De Niro, Lily Gladstone. Durée 3h26. Sortie le 18 octobre 2023

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