Prisonnier volontaire, un espion à Auschwitz
Witold Pilecki est un propriétaire terrien polonais, il est également officier. Une femme, deux enfants. Les allemands menacent son pays, il monte un bataillon de volontaires comme demandé par l’État. « Je serai de retour dans deux semaines », promet-il à sa femme. Il ne la reverra pratiquement pas…
Le pays est bientôt vaincu, il devient un soldat de l’ombre, il a trente huit ans. Son réseau de résistants lui demande d’infiltrer un camp de concentration qui vient de s’ouvrir près de la ville d’Oswiecim. Son nom en allemand : Auschwitz. Il y restera deux ans et demi, pendant desquels il accomplit sa mission : avertir l’occident des crimes nazis et recruter une armée clandestine de résistants destinée à détruire le camp. Il trouve le moyen de faire parvenir une série de dossiers au gouvernement polonais en exil. À son arrivée au camp, l’Obersturmführer Fritz Seidler avait prévenu : les rations journalières de 800 calories sont calculées pour une survie de six semaines, pas plus. Il avait ajouté, goguenard : « Quiconque vivra plus longtemps… aura donc volé ». Les kapos comme les SS s’amusent souvent à assassiner l’un ou l’autre, mais ce ne sont encore que des divertissements.
D’Auschwitz à Birkenau
Witold voit bientôt le camp se transformer : on construit une chambre à gaz, un nouveau four crématoire. Les premiers à exterminer sont les soldats soviétiques. Pour augmenter les cadences on construit Birkenau. En mars 1942, Witold Pilecki estimait dans un rapport que 30 000 polonais avaient été enregistrés au camp, dont 2 000 juifs polonais. À cette date, 11 132 étaient encore vivants, pratiquement plus de juifs. Des 12 000 prisonniers de guerre soviétiques il ne restait qu’une centaine. Les juifs avaient été les plus visés dans les maltraitances, ils deviennent bientôt l’objet d’une industrie macabre. Ils viennent de toute l’Europe pour disparaître dans les crématoires de Birkenau. Dans un rapport, en 1943, on indique que 35 000 juifs ont été gazés durant l’été, 4 000 prisonniers sont morts du typhus, 2 000 exécutés par les SS, d’une injection de phénol ou d’une balle dans la tête.
Comme on sait, au grand désespoir de Witold Pilecki, ses rapports ne parviennent pas à convaincre les alliés. Bizarrement, Churchill comme Roosevelt estiment que divulguer la chose risquerait de réveiller l’antisémitisme dans leur pays… D’ailleurs, ils peinent à croire à une telle monstruosité, et ils ont d’autres priorités. Alors que son réseau est fin prêt, Witold attend une attaque de l’extérieur : un bombardement des alliés ou un assaut des résistants polonais pour lever l’insurrection dans le camp. Plutôt que de continuer ainsi, il sollicite même un bombardement qui les tuerait tous – plutôt que de continuer à survivre dans ces conditions… Le grand combat n’arrivera jamais : il se reprochera toujours cet échec, comme celui concernant les dix rapports qu’il réussira à transmettre.
Condamné pour trahison
De guerre lasse, en 1943, il réussit à s’évader. Il tente de convaincre la résistance polonaise d’attaquer le camp d’Auschwitz, en vain. En juillet 1944, les russes s’approchent de Varsovie. Witold Pilecki participe à l’insurrection de la ville : en chassant les allemands, les insurgés espèrent gagner leur indépendance vis-à-vis des soviétiques. Nouvel échec. Il a eu le temps de rencontrer sa femme et ses deux enfants pendant quelques jours, quelques nuits. Il pourrait cesser le combat et vivre en famille sous le régime communiste. Il fuit en Italie, il continue le combat pour l’indépendance de la Pologne. Revenu clandestinement au pays pour continuer son travail d’espionnage, il est arrêté, torturé, on lui fait signer des aveux, à la mode de Staline. Ce sont ses compatriotes qui le condamnèrent à mort et l’exécutèrent le 25 mai 1948 : des communistes, donc. Le procureur, Czeslaw Lapinski, l’avait accusé de haute trahison. Celui-ci avait été, en un autre temps, résistant comme Witold…
Rien n’a été ajouté
L’auteur, Jack Fairweather, un journaliste britannique qui a couvert les conflits du Moyen-Orient, découvre Witold Pilecki en 2011. La lecture d’un de ses rapports le convainc de creuser le sujet. C’était, dit-il « une chronique de ce que Witold avait vécu à Auschwitz, rédigée à chaud, dans une prose brute ». Ce n’était qu’en 1989, suite à l’effondrement de l’Union soviétique, que l’on avait pu avoir accès aux premiers rapports de Witold Pilecki, ainsi qu’aux comptes-rendus de ses interrogatoires – et redécouvrir alors le rôle héroïque qu’il avait joué de 1939 à 1948.
Jack Fairweather dépouille 2 000 sources primaires, et bien d’autres documents, rencontre des survivants, il y en a, et même Andrzej, le fils de Witold, à qui on a dit pendant toute son enfance que son père était un traître. Pour la rédaction de son ouvrage, il suit la règle que s’était donnée Pilecki pour la rédaction de ses rapports : « Rien n’a été ajouté : le moindre bobard profanerait la mémoire de tant de personnes de valeur qui sont mortes à Auschwitz ». Mais tout y est ! À la lecture du livre, on plonge vraiment dans la réalité du camp.
Mathias Lair
Jack Fairweather, Prisonnier volontaire, l’histoire vraie du résistant polonais qui a infiltré Auschwitz, J’ai lu, octobre 2023, 608 pages, 10,80 €