« Mary Shelley », le biopic par Haifaa Al-Mansou
Body electric
Portrait d’une femme libérée, d’une George Sand anglaise… ? Peut-être. Mais le film d’Haifaa Al-Mansour Mary Shelley est aussi, plus « simplement », une réflexion sur la création artistique en général.
La journaliste qui rappelait qu’il est très difficile de représenter la création littéraire au cinéma enfonçait peut-être une porte ouverte, mais, en soulignant cette évidence, elle expliquait sans doute la raison de l’accueil pour le moins tiède réservé par la critique française au film Mary Shelley. Bien sûr, on n’allait pas attendre une séquence montrant l’héroïne éponyme accouchant de Boris Karloff, mais les affiches publicitaires la définissant comme une jeune fille qui avait révolutionné la littérature pouvaient quand même laisser espérer, sur la conception et la rédaction du roman Frankenstein, un développement un peu plus long que celui qu’offre la dernière partie du film. Alors les avocats de la défense, reprenant d’ailleurs certains propos de la réalisatrice Haifaa Al-Mansour, ont expliqué qu’il convenait de voir dans Mary Shelley avant tout le portrait d’une insoumise, d’une jeune fille défiant les conventions sociales de son époque. En un mot, d’une féministe avant la lettre.
Mais ces deux aspects, littérature et féminisme, sont en fait ici indissociables. Non pas parce que, lorsqu’elle écrit son roman, Mary Shelley ose s’aventurer dans un domaine traditionnellement réservé aux hommes, mais parce qu’elle réussit son coup en se servant d’une « arme » spécifiquement féminine ‒ la couture. Certes, l’expérience de « galvanisme » à laquelle elle assiste et qui va l’inspirer est réalisée par des hommes, mais ceux-ci ne sont bons, avec leur électricité, qu’à réanimer des pattes de grenouille. Autrement dit, des pièces détachées. C’est elle, Mary, qui imagine de pousser l’expérience plus loin en cousant des éléments de corps humain empruntés à différents « donneurs » pour reconstituer un corps entier, donner vie à un nouvel homme. Le véritable sujet de Mary Shelley, de la première à la dernière image, c’est la création.
D’une certaine manière, l’image du corps de la créature de Frankenstein est là dès le départ, à travers le corps social qui constitue le décor réel de l’histoire. Famille plutôt unie, plutôt harmonieuse a priori, mais dont on découvre assez vite qu’elle est à maints égards recomposée, replâtrage d’une décomposition, voire de diverses décompositions préalables. Décès, suicide, adultère… rien ne manque dans ce passé qu’on voudrait enfoui, mais, évidemment, chez les Anglais, on sait concilier excentricité et tradition et sauver les apparences. Ce poète Shelley dont Mary tombe amoureuse oublie de lui préciser qu’il est marié et qu’il a un enfant ‒ ce mariage a simplement été une « erreur », expliquera-t-il ‒, et la femme que le père de Mary a épousée en secondes noces a elle-même une fille, Claire, qui était déjà le fruit d’un adultère ouvertement affiché. Si père et belle-mère s’opposent aux revendications indépendantistes de Mary, c’est qu’ils ont eux-mêmes les premiers rué dans les brancards et qu’ils savent ce que coûtent pareilles ruades.
Peine perdue : c’est parce qu’ils refusent cette hypocrisie, ce replâtrage fragile d’éléments défaits, que Mary, son amant Percy, Claire et, peu après, Byron (qui les reçoit chez lui en Suisse) décident de tout faire exploser, en rejetant, comme on l’a dit, les conventions sociales les plus élémentaires. Mais cette explosion volontaire ne tarde pas à devenir à son tour décomposition : les beaux principes de l’amour libre ne résistent pas aux jalousies individuelles ; il faut jouer à cache-cache avec les huissiers quand on n’a plus de quoi payer son loyer ; et l’on ne saurait de toute façon échapper à la mort, qu’il s’agisse du suicide de l’épouse légitime de Shelley ou de la mort du bébé que celui-ci vient d’avoir avec Mary.
C’est donc pour échapper à ces cauchemars ‒ l’histoire nous dit d’ailleurs qu’elle allait perdre deux autres enfants ‒, pour faire renaître la vie que Mary invente sa créature de Frankenstein, ou plutôt son monstre. Car, oui, la créature vit, mais elle est ratée. Et c’est tout le génie du roman. Ce n’est pas simplement une œuvre de compensation, un morceau de « littérature d’évasion ». Face à Shelley qui trouve sa fiction très réussie, mais qui ne comprend pas pourquoi elle ne s’est pas offert le luxe de faire de la créature de Frankenstein un être parfait, Mary résiste : elle a compris, elle sait que l’évasion procurée par l’art n’est intéressante que si elle est intérieure. Qu’elle ne peut s’effectuer qu’à travers des métaphores qui, si exotiques soient-elles, nous renvoient implacablement à la réalité. La demi-réussite de la créature, ce sont les faux-semblants de la société ‒ faux-semblants regrettables sans doute, mais sans lesquels il n’y aurait pas de société. La solitude de la créature, c’est celle de Mary elle-même. Son anonymat, l’anonymat qu’elle-même est contrainte d’observer dans un premier temps pour publier son roman. Sa monstruosité, celle de certaines monstruosités de l’histoire contemporaine ‒ celles, peut-être, de cette Révolution française, encore toute proche, qui n’a pas craint, au nom de la défense de la liberté, de recourir à la terreur.
Ceux qui reprochent au film d’être trop académique, outrancier, sont priés de lire les cartons qui précèdent le générique final et qui, dans la meilleure tradition hollywoodienne, résument en quelques phrases le devenir, c’est-à-dire le destin de tous les personnages : la réalité est plus glaçante que tout ce qu’on a pu voir.
FAL
Mary Shelley, réalisé par Haifaa Al-Mansour avec Elle Fanning, Douglas Booth, Tom Sturridge, Maisie Williams, Ben Hardy
Sortie le 8 août 2018, durée 2h