La cible, un maniaque dans la ville

Un Américain sans histoire exécute subitement des innocents au hasard, à l’aide d’un véritable arsenal de guerre personnel.

Tout comme ses homologues français de la Nouvelle Vague, Peter Bogdanovich fut d’abord critique avant d’endosser la double casquette d’acteur et de réalisateur. Surtout reconnu pour La Dernière Séance, récompensé aux Oscars, ce cinéphile averti a transmis à travers ses longs-métrages son amour pour les figures illustres d’antan (avec lesquelles il s’est d’ailleurs beaucoup entretenu) même si cette passion a quelque peu dénaturé sa mise en scène. On peut lui reprocher une propension à la pâle copie en dépit de bonnes intentions.

Ses premiers pas derrière la caméra comme La Cible ne dérogent pas à cette règle. Néanmoins, ce film artisanal, supervisé en partie par Roger Corman, a le mérite non seulement d’offrir au monstre sacré Boris Karloff son ultime grand rôle, mais également d’interroger sur la possession d’armes à feu aux États-Unis et de la menace qui plane de fait sur la population. Véritable visionnaire sur ce point, Peter Bogdanovich annonçait, il y a plus de cinquante ans, les drames épouvantables à venir avec cette œuvre bicéphale étrange, en s’inspirant de l’affaire Charles Whitman. Mais La Cible ne tire pas uniquement la sonnette d’alarme puisqu’il se concentre aussi sur le crépuscule d’un acteur et sur son rapport avec son image à l’écran.

Une icône sur le déclin

Emblème du cinéma d’épouvante, Boris Karloff connut une fin de carrière en dents de scie, même si sa renommée demeurait intacte. L’interprète inoubliable de Frankenstein profite donc de sa collaboration avec Peter Bogdanovich pour endosser les traits d’un double presque caricatural de lui-même, dans le but d’accomplir sa propre introspection. Cette démarche peu banale que l’on qualifierait de « méta » aujourd’hui désarçonne, amuse, irrite parfois, mais ne laisse point indifférent. On peut ressentir la lassitude d’un homme qui a tout donné à son art et regrette amèrement d’être cantonné à des rôles souvent sans intérêt.

La direction de Peter Bogdanovich entretient l’illusion si bien qu’il est impossible de dissocier Boris Karloff de son alter ego à l’écran et que chaque réplique, chaque attitude pourrait très bien lui être attribuée. Certes, le cinéaste s’enlise dans la facilité quand il présente un extrait de Code criminel (1931) d’Howard Hawks, dans lequel Boris Karloff a réellement joué. Mais il se rattrape aisément lors d’un final assez saisissant et une mise en abyme délicieuse, fort bien amenée. Néanmoins, en dépit de ce résultat satisfaisant, on regrette le manque d’équilibre du long-métrage. En effet, sa critique sociale, elle aussi passionnante, se retrouve écrasée par ce numéro subtil.

Fusillade aveugle

Et c’est bien dommage, tant son étude de caractère avisée interpelle en dressant le portrait glaçant du tueur fou, Bobby Thompson. Fasciné par les armes à feu, cet homme ordinaire, vétéran du Viêt-Nam, est pourtant parfaitement intégré dans sa communauté. Marié, cet employé dans les assurances ne semble manquer de rien, hormis le fait de devoir cohabiter encore avec ses parents. Peter Bogdanovich choisit donc de renvoyer l’image de la stabilité pour son protagoniste, refuse toute excuse ou argumentation visant à le dédouaner. Bien entendu, on imagine que la guerre a dû laisser quelques séquelles psychologiques, mais rien d’évident pendant la démonstration en cours.

Le réalisateur n’a pour seul objectif que de décrypter la trajectoire sinueuse de Bobby, ou comment il est entraîné dans la spirale de la violence, sous couvert de motivations très vagues. Il tue non pas par jeu ou par vengeance, mais juste parce qu’il le peut. Du stand de tir à l’essai du fusil à lunettes dans le magasin, on ressent ses envies irrépressibles de commettre l’irréparable. Et lorsqu’il passe à l’acte, le metteur en scène appuie là où ça fait mal, massacre les innocents et déchaîne un vent de panique incontrôlable. L’ultime partie témoigne d’un talent évident bien que plane cette impression de déjà-vu ailleurs dans la forme par moments.

Pourtant, ce n’est point ce défaut qu’il faut retenir à l’heure de juger La Cible et de rendre un verdict en demi-teinte. En liant de manière artificielle ces deux axes thématiques, Peter Bogdanovich avoue en partie son impuissance à les faire coexister. Ce constat nous chagrine d’autant plus que les préoccupations qui habitent le long-métrage sont fort bien traitées séparément. Par conséquent, le film s’avère inabouti par manque de cohésion malgré ses qualités inhérentes. Non dénué de charme, il ne s’impose pas comme un classique instantané, mais plutôt en essai courageux. C’est déjà cela.

François Verstraete

Film américain de Peter Bogdanovich avec Tim O’Kelly, Boris Karloff, Arthur Peterson, durée 1h30. 1968, disponible en Dvd et Blu-Ray aux Éditions Carlotta

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