La dernière avant-garde de Romaric Sangars

Enthousiasme et ardeur, tels sont les premiers mots qui surgissent, s’imposent à la lecture de ce texte, qu’on ne saurait tout à fait qualifier d’essai. Le nom de geste conviendrait mieux à cette opération de démantèlement des diverses formes que prit et prend la modernité pour accuser réception du désastre.  

Son message :  seul le Christ pourrait encore sauver la littérature, s’entend autant culturellement que théologiquement. À cette princesse endormie, anémiée d’ans et d’épreuves, combattue de toute parts, manque le retour de la flamme, qui avait présidé à l’élaboration des Évangiles, des Apocalypses et de tous les récits de quêtes et d’initiation, de ceux de Chrétien de Troyes au Grand Meaulnes d’Alain Fournier… Ban fermé avec le bleu marial du manteau d’Yvonne de Galais, entrevu un clair matin de Pâques, par un adolescent, et ce mot, morte elle avait un goût de terre dans ses cheveux.

Contre ce goût de terre, cet ensevelissement sans autre transcendance que les mots du récit, Romaric Sangars s’insurge avec violence et passion :

« Après plusieurs siècles où la foi, la connaissance, le germe divin avaient été mûris à l’ombre des monastères, ces incroyables centrales spirituelles qui avaient maillé peu à peu tout le continent, le génie chrétien se mit à éclore dans des architectures splendides trouant le ciel de leurs flèches, tandis qu’une littérature nouvelle se répandait en réinventant la place de l’homme sur la terre. »

Il a raison.

La littérature se meurt d’avoir rompu tout lien avec l’imaginaire, le mythe et le conte, retranchés, entiers, dans les jeux vidéo et ce genre qu’on dit heroic fantasy en anglais c’est tellement mieux. Pour bâtir une maison, une famille, un récit, il convient de s’étayer à des fondations… mythes homériques ou écriture seconde de Virgile, incomparable exercice de refondation où les mémoires troyennes, étrusques et latines fondent en langue neuve une ville nouvelle à mi-chemin entre au-delà et realia.

Pour n’avoir pas accompli un geste d’avant-garde, de tabula rasa, Virgile n’en a pas moins été neuf. Là est le point qui me sépare de la vision de Sangars, quoique j’adhère de tout mon cœur et de toute mon âme à son constat. Sous peine de mort et de disparition de la culture, de la langue, de l’esprit et de la vie même, il faut sauver la Littérature. Sauver l’étrange artisanat qui dévoile à la raison et au sensible ensemble l’absente du bouquet : non pas création mais reflet plus vif que la chose…. le motif dans le tapis  de James,  le sens visible aux yeux des seuls profonds, si cher à Barrès,offert aux lecteurs de bonne volonté et de haute culture.

Il faut sauver Sybille, médiatrice entre l’Inconnu et le Connu, sauver la Mieux-Aimée d’Apollon, ce dieu qui, de ses rayons obliques ou l’efficace du juste midi, éclaire ou obscurcit les actions des hommes.

Sangars a -t-il raison d’affirmer l’existence d’un lien entre la tentative de destruction de l’ancienne promesse par les premiers Chrétiens et l’avant-garde littéraire ? Sur ce point qui fait la thèse même, je le suis sans effort mais peine à en venir aux mêmes conclusions.

 Pourquoi prétendre être résolument moderne pour sauver Dame Littérature, prisonnière du « Je », de l’Autofiction, de la Sociologie, de l’Idéologie, ces mauvaises fées acharnées à détruire l’essence même du geste littéraire, la transfiguration ou ce que Montherlant préférait appeler la transverbération, ce geste qui, d’Homère aux psalmistes, unit tous les genres littéraires déjà à l’œuvre dans l’antiquité, toutes les antiquités :  la grecque, la romaine et la juive. Épopée, poème, roman de fondation ou simplement roman, au service de l’humanisme, cette maigre volonté, qui du tragique humain, fait une grande aventure, la grande aventure de la civilisation qui, quoique prétendent les Modernes, n’est pas seulement celle des sciences et des techniques. Rabelais, Montaigne, Diderot… il faut, sous peine de mort, enchanter le matérialisme, la leçon est ancienne, que les modernes et Post ont dédaignée, saluant avec Lyotard et ses prédécesseurs les Immatériaux ! Il existe une matière que la Littérature a fonction de sur-matérialiser. Le nom de cette matière ?  L’âme qui n’existait pas avant que les hommes ne l’inventent, sous la bonne et sainte garde de tous les dieux qu’il leur plut d’adouber et dont la trace demeure vivante au plus haut point dans chaque œuvre réussie.

La seule création tient au Verbe….  Dieu, l’Incréé, l’Inconnaissable, c’est là encore ce qui me sépare de Sangars, demeure le je-ne-sais quoi dont nul ne devrait, faute de n’en rien savoir, parler. Présence manifestée par la splendeur du monde, qui ne peut se traduire que par le verbe : l’outil prodigieux que la nature, aidée par la grammaire et la vieille rhétorique, a mis entre nos faibles mains et nos cerveaux étroits pour que nous nous surpassions et apportions, chacun selon nos capacités, un peu de lumière, d’ordre et de raison au chaos. Sans aide humaine, là réside le présent prodigieux, comme calendrier perpétuel, le chaos revient. Il menace, sans cesse renaissant, d’engloutir l’ordre fragile, laissé par le retrait divin qui, à l’homme, offrit, merveilleuse compensation, le libre-arbitre, qui fut capacité de penser, de juger, d’ordonner, de distinguer toutes choses.  Idéal de calme, de luxe et de volupté en voie de destruction par le relativisme et tous les « -ismes » qui semblent s’être donnés pour tâche de séparer l’homme du monde. Sangars préfèrerait :  séparer la créature de la création.

Comme je sais dieu incréé, je devine l’homme, fils de l’évolution et seulement d’elle mais sais l’étincelle de vie qui nous aura, dans la longue durée, engendrée toujours en acte, au fil de nos travaux et de nos jours. C’est là tout le geste de l’artiste que d’insuffler à son travail un reflet plus vrai que le modèle. Le moyen en absence de nymphes et d’ondines de trouver quelque charme à la jeune fille, écrasée sous le poids des conventions ?  Qui jamais révèrerait son ennuyeuse mère, donneuse de leçons, si Anne et Marie – Hannah et Myriam –  ne les avaient précédées ? Qui couronnerait le poète s’il n’avait comme Orphée, deux fois vainqueur, traversé l’Achéron ? Qui encore, en absence d’Agamemnon sacrifiant, craindrait le père, cet inconnu pusillanime et violent ?  Et comment, en absence d’Achille et du Cid, plaindre et aimer le soudard ?

Rendre le violent aimable et doux, le rugueux, par l’union paradoxale du sensible et de l’intellect :  telle demeure la charge de la littérature.    

À trop mêler littérature et métaphysique, Sangars court le risque de sacrer les poètes du réel existant d’une aura que, selon son système, ils ne méritent pas.

Rimbaud, Lautréamont et Artaud, le rebelle, le punk et le fou, ne sont-ils pas les ancêtres de tout ce qu’il vomit ? Chacun à sa manière, par prétérition, illustre la révolte stérile qui conduit le poète de la Bohème à la Silicone Valley ou au trafic d’armes, inscrit le No future, au fronton de nos cités malheureuses comme légitimation de l’inaction, ou encore le contraint à vivre, loin du monde, à l’abri de l’asile, ce lieu entre les lieux, où l’homme réside en impuissance   ?

En eux, incessants, les bruits de la guerre, la terreur des lendemains ou le désir, trop bon élève, de choquer le bourgeois se sont substitués à l’écoute du monde. De ce monde, si divers, ils ne retiennent que le visible, l’immédiat :  la laideur insigne de la vieillesse, la terreur du corps qui lâche ; les chairs déchiquetés par les canons de la Grande guerre et l’esprit, à l’avance, détruit par horreurs de l’inéluctable suivante :  de ce monde ils ne retiennent que l’ordinaire, celui-là même auquel Ronsard répondait par la rose ; Aubigné par l’épopée et La Fontaine par l’humour….  

La poésie ne saurait se limiter à l’échafaud et à la chambre à gaz : réels réellement existants.  

Même et surtout pour en discuter le message, il faut lire ce texte de colère et de rage tramé devant les plates- bandes du merveilleux jardin piétinées, mises à sac et en cendres pour se souvenir que, sans élan, sans le feu ardent de l’espérance et en l’absence de lumière intérieure, la littérature, comme la vie humaine périt d’incurie et de tristesse.

Un grand écrivain est-il toujours d’avant-garde ?  L’homme d’un geste qui, répété, se fera grimace – ça s’appelle l’art contemporain et non le patient artisan qui, d’un jour inédit éclaire les êtres et les choses.  L’écrit ou simplement les cris ? Telle est la question.

Et si le katouv ou le mektoub n’étaient pas paroles de Dieu maisconstituaient l’acte qui scelle le contrat, l’engagement et la possibilité de faire mémoire du lien de l’homme avec plus grand que lui, non pour qu’il se soumette, mais pour lui offrir la possibilité d’accompagner et de réparer, ravauder, rapsodier, le monde ?  Rapsodier…. Ce néologisme seul convient à la chose qui dit la mise en musique nécessaire à l’exacte description et par là même la condition de possibilité d’inscrire l’œuvre au rayon Littérature et non à la rubrique journalisme, information.

Les mots volent, les écrits restent….  À moins d’une volonté de destruction massive…

Avec Barrès et Barthes, comme à l’accoutumée, je répèterai jusqu’à mon dernier jour, Classiques, modernes ça n’existe pas…  Un jour, il m’est devenu indifférent d’être moderne !

C’est cette volonté d’être résolument moderne, de tuer les pères, d’accomplir la nouvelle promesse, en arasant l’ancienne, qui a ouvert la voie béante à l’ère du soupçon et ses terribles conséquences, quand s’atteler à Detmold, Prusse Orientale, à égaler Shakespeare fit de Christian Dietrich Grabbe – sepulcrum +b –  le plus grand dramaturge de tous les temps, si incroyable que, de son vivant, personne n’osa le monter, quoique Henri Heine et quelques autres déjà ait su son génie…. En voulant égaler Shakespeare, le fils d’un simple gardien de prison a inventé ce théâtre pré-beckettien où l’épopée tourne à vide sans prétendre à d’autre modernité que celle d’être un mortel de 1830 et non de 1580…  

Enfin lisez Sangars, même et surtout si vous n’êtes pas d’accord, son constat vaut la peine et il est doux de savoir qu’un écrivain contemporain d’un temps semblable au nôtre puisse encore tant aimer la princesse L. en voie de disparition et en noble langage, s’atteler à prendre sa défense, au nom du Christ ou à celui de l’Homme.

Qu’importe le moteur, pourvu que rien ne meure tout à fait et, mandragore ou feu follet, engendre mille œuvres pour une œuvre. Ad libitum vierge et vivace aujourd’hui.   

Sarah Vajda

Romaric Sangars, La dernière avant-garde, le Christ ou le néant, Le Cerf, août 2023, 160 pages, 18 euros

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