L’inconduite, un roman très cul(te)

Alors que la culture chrétienne dominait les esprits, la perversion avait du bon. Il était très excitant de dépasser les interdits, Georges Bataille l’a illustré dans ses écrits érotiques. Maintenant que le libéralisme a triomphé, suite à cette nouvelle culture, il est devenu recommandé de transgresser

Il est désormais requis de mal se conduire, notamment en matière de sexe. De ce fait, la perversion est devenue ordinaire, banale et plate. On est parvenu à une équivalence généralisée de tous les actes comme de tous les sentiments, le lit n’a plus rien de secret ou de refoulé – du coup on s’y ennuie.

Le titre du livre, L’inconduite, est pourtant censé nous tenir une promesse. Allons-nous ouvrir un de ces livres qu’on lit d’une seule main ? La narratrice, qui se prénomme Emma comme l’auteure, Emma Becker, se présente comme une suceuse de bites émérite, sa chatte mouille pour un rien, voilà ce qu’elle nous explique et nous répète à chaque page. Lorsqu’elle s’activait dans un bordel berlinois (l’auteure a décrit cette expérience dans son premier ouvrage, La maison), en fin de journée de travail il fallait qu’elle se finisse toute seule, tant elle restait excitée…

Un libéralisme sexuel

Le terme de nymphomanie nous vient à la bouche… Est-ce un diagnostic valable ? Après tout, ce qui est perçu comme une maladie dans une culture parait « normal » dans une autre. Dans une société athée, on trouverait qu’une personne priant son dieu est victime d’une idée délirante. Dans une société républicaine on trouverait que la pratique obsédée du sexe serait une maladie nommée nymphomanie laquelle, si l’on en croit les manuels, agiterait la femme malgré elle, elle s’en sentirait néanmoins coupable. Dans une société libérale, et donc libérée, on estime qu’une sexualité débordante, pornographique comme il se doit, est une addiction comme une autre. Or nous cultivons les addictions : au travail jusqu’au « burn-out », à la consommation jusqu’à la dette, au numérique jusqu’à la cyberaddiction, au sexe aussi…

Le désir de la femme nymphomane se réduit à une quête compulsive de plaisir sexuel qui devient obsessionnelle. Malheureusement, un tel processus développe une spirale d’insatisfaction, une accumulation de relations morcelées. Elle ne parvient pas à trouver une liaison épanouissante, elle reste souvent frigide. Le partenaire se réduit à un phallus à prendre, à dominer pour le faire sien, pour ne plus subir le joug des interdits comme de l’infériorité féminine – à dominer pour prendre le pouvoir, en somme : la femme nymphomane se comporte fantasmatiquement comme un homme phallocrate…. On retrouvera dans le livre toutes ces thématiques (sauf la conclusion).

Est-ce pourquoi, dans le journal Le Point, Claude Arnaud salue ce livre comme un « codex néoféministe » ? On croit rêver… et on se rappelle soudain qu’après 1968, des auteurs ont été applaudis et primés pour faire l’éloge de l’inceste et de la pédophilie. Toutes les époques connaissent de ces vacillements, la réception de ce livre me parait être le symptôme de la nôtre : l’inconduite a frôlé le prix Renaudot en 2022.

L’éditeur, J’ai lu, a mis à l’affiche du livre (orné d’une plume se terminant par un gland…) un propos que Jérôme Garcin, juré du Renaudot, aurait tenu dans l’Obs : « de la littérature pure », s’extasie-t-il ! Il est vrai que l’écriture d’Emma Becker est rapide et directe ; surtout conjuguée au présent comme trop souvent aujourd’hui : ça se lit facile, mais cela n’en fait pas un chef d’œuvre.

Un autre critique ose en appeler à Emma Bovary… de Flaubert ! Simplement à cause du prénom ? Il est vrai que la Emma de L’inconduite a aussi des nostalgies : devenue mère elle se sent coincée, son couple devient « à la papa », c’est monotone, elle sort donc pour aller baiser ailleurs, être une femme libre… Certains critiques ont cru voir là une description féministe du tragique de la maternité… Isidore, le fils de la narratrice, finira bien par lire ce livre, imagine-t-elle :

Ce que je voudrais que mon fils comprenne, c’est que j’ai essayé de me distraire de la place immense qu’il prenait en moi en y bourrant tout un tas de mecs qui me faisaient sentir vivante.

A quoi mène l’amour maternel !

Un atout imparable pour se faire éditer

Cet engouement des critiques me fait penser à une expérience tentée par Gilles, un ami écrivain dont je tairai le nom. Écoutons-le :

J’ai envoyé mon roman en me faisant passer pour une jeune italienne de vingt trois ans plutôt sexy, récemment immigrée en France, bien sûr je présentais mon premier roman. Sur dix envois j’ai reçu huit réponses dans les jours qui ont suivi ! J’ai fait cela pour accrocher l’éditeur, qu’il lise mon texte, après on verrait. 

Sans doute se voyait-il déjà au coude à coude avec son futur éditeur, tous les deux riant encore de sa ruse au moment de signer le contrat… Je comprenais sa mégalomanie d’écrivain, prêt à croire que la qualité d’un écrit suffit pour renverser toutes les barrières. Je comprenais cette certitude, j’aurais voulu la partager…

Deux jours après j’ai reçu mon premier coup de fil. J’ai dit qui j’étais. L’éditeur m’a répondu que lorsqu’une jeune nana lui filait un rancart et qu’au lieu même du rdv il se trouvait face à face avec un vieux cheval sur le retour, il trouvait qu’il y avait tromperie, et dans les grandes largeurs. Tu t’en doutes, la conversation n’a pas trainé en longueur… mais du coup j’ai révisé une idée que j’avais eue. Un instant, j’avais pensé que je pourrais envoyer ma fille aux rdv que l’on me proposerait, bien qu’elle ne soit pas très italienne.

L’éditeur rencardeur venait de lui ouvrir les yeux. Il m’a raconté d’autres échanges téléphoniques, il avait pris soin de les enregistrer mais il ne sait pas comment s’en servir. Il sait que les procès en diffamation volent bas et que les éditeurs ont une mémoire d’éléphant, ils se refilent les infos. Rien de mieux pour être grillé ! Donc pas question…

Il m’a malgré tout parlé d’Édith H., directrice d’une collection prestigieuse, je ne dirai pas laquelle. Je révélerai seulement que ses éditions résident dans leur rue, éponyme. Le grand style, quoi ! Gilles a été reçu par Édith, qui a vite passé sur le subterfuge. Pour elle seule l’œuvre compte, voilà ce qu’elle a déclaré à Gilles. C’est sûr ils allaient se revoir… Il était aux anges : enfin une vraie éditrice, pour qui le texte est la valeur suprême… Mais depuis, nada ! Impossible de joindre la dame au téléphone. Quant aux mails, n’en parlons pas. Il aurait été inconvenant de forcer sa porte… Mon Gilles m’a avoué y avoir pensé…

La monotonie du plaisir

Mais je m’égare… Dans L’inconduite, Emma « se distrait de la monotonie par le plaisir », dit-elle. Du moins elle le tente. Hélas elle ne prend pas toujours son pied; il faut donc qu’elle reconduise l’acte encore et encore… Cette répétition provoque chez le lecteur une lassitude, un sentiment d’absurdité propre à la perversion, qui nous conduit à l’ennui : il faut de la persévérance pour lire ce livre jusqu’au bout.

Vite lassé, le pervers doit toujours trouver de nouveaux plaisirs, pour Emma de nouveaux mecs, de nouvelles bites dit-elle, qu’elle détaille par le menu… Le pervers souffre d’être indifférent, ses sentiments sont en carton pâte, il peut s’en désoler comme le fait Emma, mais même cette désolation fait rire tant elle parait creuse, elle sonne faux. Ce personnage souffre d’un faux self, rien n’est vrai chez elle. Plutôt que s’en offusquer ou s’en moquer, on devrait trouver cela navrant.

En conclusion : les lecteurs coincés trouveront peut-être la lecture de L’inconduite excitante. Les autres, les normaux, les usuels, les tout-venant comme moi risquent de s’y ennuyer.

Mathias Lair

Emma Becker, L’inconduite, J’ai lu, août 2023, 410 pages, 8,50 euros

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