La guerre des deux Roth

The only people in the world whom it seems to me the Jews are not afraid of are the Chinese. Because the way they speak English makes my father sound like Lord Chesterfield, and to them we are not Jews but white ‒ and maybe even Anglo-Saxon. » (Portnoy’s Complaint)

 

Sa vocation littéraire se révèle à Philip Roth le jour où, ouvrant un roman de Saul Bellow, il découvre qu’un écrivain juif américain peut être un écrivain américain tout court. Il ne s’agit pas pour lui de mettre sa judéité au vestiaire, bien au contraire, mais, puisqu’il ne saurait y avoir d’art sans un double point de vue, c’est précisément cette judéité qui sera pour lui l’instrument optique qui lui permettra de réaliser ce dédoublement ‒ et qu’il utilisera dans les deux sens : il verra l’Amérique à travers le filtre juif, et le judaïsme à travers le filtre américain. D’une certaine manière, Roth est à la littérature américaine ce que Woody Allen est au cinéma américain (1).

Cette obsession, ou plus simplement ce besoin du dédoublement apparaît sans doute le mieux dans le récit de sa rencontre avec Isaac Bashevis Singer dans le recueil d’articles sur différents confrères écrivains paru sous le titre Shop Talk (en français, Parlons travail). Roth est rempli de déférence lorsqu’il interroge ce grand aîné, mais cette déférence ne parvient pas à dissimuler un grand manque d’enthousiasme initial. Non, Roth n’arrive pas à comprendre pourquoi et comment Singer, installé depuis des lustres aux États-Unis, s’obstine à utiliser le yiddish pour écrire l’essentiel de son œuvre, autrement dit à continuer à vivre dans ce qui évoque irrésistiblement un ghetto. Et puis, au détour d’une phrase, Singer lui révèle qu’il jure un peu dans ce ghetto : il parle yiddish avec un accent qui n’est pas celui des gens qu’il fréquente. Soulagement de Roth ; conversion : le « recul » de Singer n’est pas celui qu’il aurait spontanément imaginé, mais il est bien là. Singer est, comme lui, dedans et dehors tout à la fois !

 

© La Grande Librairie / France télévision

 

Pour pouvoir affirmer et infirmer sa judéité, Roth, bien avant que le mot autofiction ne soit devenu à la mode, a eu recours à des doubles. Zuckerman, bien sûr, dans toute une suite de romans, mais il y a même eu, dans Opération Shylock, un autre Philip Roth, si convaincant qu’on finissait par ne plus savoir très bien lequel des deux Roth était l’imposteur. Le plus souvent, ces doubles sont pour ainsi dire des sionistes à rebours ‒ des juifs qui pensent que l’avenir d’Israël passe par un retour à la diaspora. L’année prochaine ailleurs qu’à Jérusalem.

Il arrive que cet autre moi ne soit que la forme mal déguisée d’un égoïsme monstrueux. Il est difficile de voir dans les enfants que Roth met en scène dans ses romans autre chose que Roth lui-même. Et, dans la vie réelle, un individu capable d’adopter un double point de vue n’est autre qu’un manipulateur. Dans ses mémoires, intitulés Leaving a Doll’s House et accessoirement fort bien écrits, la comédienne Claire Bloom (héroïne, entre autres, du film de Chaplin Les Feux de la rampe), qui partagea plusieurs années durant son existence avec Roth, dessine de celui-ci un portrait qui donne à certains moments froid dans le dos. Il semblerait que l’intelligence, chez lui, s’accompagnait de beaucoup de cynisme, sinon d’une certaine perversité.

 

 

Comment ne pas être tenté de croire Claire Bloom (laquelle, à titre professionnel ou personnel, en avait vu bien d’autres) quand on lit par exemple Patrimoine ? Pour ce récit de la longue agonie de son père, atteint d’un cancer à l’œil, on se dit que Roth avait dû prendre des notes, jour après jour, démarche a priori choquante, digne d’un charognard. Mais le scandale n’est pas ici plus grand que celui que constitue la phrase de Hugo sur son recueil de poèmes conçu pour célébrer la mémoire de sa fille Léopoldine : « Les Contemplations paieront Hauteville House. » (2) Paradoxe de toute œuvre artistique : pour retrouver, recréer une émotion à maints égards plus vraie que la vraie, il faut passer par une phase d’où l’émotion est absente. Car, sur la mort d’un père ‒ sur un père, tout simplement, peu de livres sont aussi bouleversants que ce Patrimoine. 

Et, poussé à l’extrême, ce dédoublement a conduit dans un cas Roth à oublier sa judéité pour se pencher sur la négritude (même si l’on pourra toujours voir dans ce transfert une simple métaphore). Dans La Tache, le héros est un universitaire, né de parents noirs, qui devrait être noir lui aussi, mais que la nature, à la suite d’une de ces fantaisies dont elle seule a le secret, a fait naître bien plus blanc que Michael Jackson après vingt traitements dermatologiques, et qui donc ne sait plus très bien de quel côté il est. Secret, confusion, hypocrisie individuels à l’image du puritanisme américain. Autre « bifurcation » plus ouvertement symphonique, plus avouée : celle du Complot contre l’Amérique, uchronie politique dont le principe n’est pas sans rappeler celui des récits de Philip K. Dick. Roth imagine (?) une Amérique ultra réactionnaire où Lindbergh aurait été élu président.

 

 

En fait, cet art du dédoublement n’a rien d’artificiel, puisque c’est celui-là même que nous impose la nature, à travers cette chose qui s’appelle le temps et la dégradation physique qui l’accompagne. On se trompe grandement si l’on ne retient de Portnoy’s Complaint (Portnoy et son complexe, mais rebaptisé depuis dans La Pléiade La Plainte de Portnoy) que ses aspects por(t)no(y)graphiques. C’est d’abord, simplement, le roman du corps, qui allait se poursuivre sous une autre forme dans le Patrimoine que nous avons déjà évoqué et dans les derniers romans, dans lesquels on pourra voir, selon le point de vue qu’on adopte, les fantasmes malsains, médiocres et pitoyables d’un vieillard libidineux ou des œuvres franchement courageuses. Pendant que les stars hollywoodiennes s’appliquent à se botoxer chaque jour un peu plus pour se persuader de leur immortalité, Roth, se regardant chaque matin dans la glace, nous rappelle, à travers la « prolixité laconique » de sa prose (cet oxymore appliqué par Verlaine à Hugo nous paraît convenir tout aussi bien à son style sans effets, mais implacable), que nous sommes condamnés à disparaître. Mais ce n’est pas bien grave, puisque le juif qu’il était, largement athée comme bien des juifs, savait bien ‒ sait bien que, quand les juifs prient pour un mort, ils se gardent bien d’évoquer un très problématique paradis ‒ ils prient « pour que son âme soit reliée au faisceau de la vie ».

 

FAL

(1) Pour les amateurs de people, la rumeur dit que c’est auprès de Philip Roth que Mia Farrow alla trouver une consolation, au moins spirituelle, après sa rupture avec Woody Allen.

(2) L’imposante demeure de Hugo en exil, à Guernesey.

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