Philip Roth et la question : Pourquoi écrire ?

bibliothèque roth : dernier titre paru

Pourquoi écrire ? sort en France après la mort de Philip Roth, mais ce recueil d’articles, de notes, d’essais sur le métier d’écrivain avait été édité par lui-même il y a deux ans. Plus de six cents pages, starring Roth donc, mais avec d’impressionnants supporting actors : Milan Kundera, Primo Levi, Isaac Bashevis Singer, Saul Bellow et bien d’autres encore…

Les critiques du Masque et la Plume se demandaient récemment à qui était destiné exactement l’ouvrage de Philip Roth intitulé Pourquoi écrire ? et adorné dans sa version française d’un bandeau le présentant comme son « testament littéraire ». Aux familiers de l’œuvre de Roth ? Peut-être, mais ce volume d’essais et d’entretiens sur la littérature est un triptyque dont les deux premiers panneaux avaient déjà été publiés il y a bien longtemps, chacun sous la forme d’un livre à part entière (Du côté de Portnoy et autres essais et Parlons travail). Et le troisième panneau n’apporte pas de nouveauté renversante, même s’il se compose de textes théoriques produits par Roth – qui avait cessé d’écrire de la fiction depuis 2012 – après une relecture de la totalité de ses propres livres (1). Quant aux lecteurs « débutants », autrement dit ceux qui n’auraient jamais croisé sur leur chemin Zuckerman ou Portnoy et qui n’auraient jamais entendu parler de La Tache, ils ne trouveront nulle part dans ces six cents pages une véritable « introduction à l’œuvre de Roth ». Qui n’a pas lu Quand elle était gentille, par exemple,risque fort de se décrocher la mâchoire quand Roth, répondant à une question sur le féminisme — ou l’antiféminisme — de ce roman, se met à disserter en long et en large sur son héroïne, et aussi en travers…

Cette exclusion du lecteur est de toute façon presque posée en principe quand Roth parle de son métier. Il explique que l’écrivain — en tout cas, l’écrivain qu’il est — ne tient pas plus compte de son public au moment où il écrit qu’un joueur d’échecs professionnel lorsqu’il dispute une partie, même si des centaines de spectateurs sont là à attendre et observer chacun de ses coups. N’entend-il pas malgré tout apporter quelque chose à ses lecteurs ? Oui, « quelque chose à lire ». Autant dire que l’opium fait dormir parce qu’il y a en lui une vertu dormitive dont la nature est d’assoupir les sens…

Cet égocentrisme — pour ne pas dire cet égoïsme — se retrouve dans la position de Roth à l’égard des critiques. Reprenant une déclaration de Virginia Woolf, il pose que 95% des critiques sont des imbéciles qui ne comprennent rien à rien. Ainsi, tous ceux qui ont pu imaginer qu’il avait cherché à provoquer le bourgeois en écrivant certains de ses livres se sont trompés du tout au tout : chaque fois, il s’est borné à essayer de trouver le style qui correspondait à son sujet. Il n’a pas de goût spécial pour l’obscénité ; simplement, explique-t-il, un écrivain ne doit jamais avoir honte. Idiots sont aussi tous ceux qui prétendent voir dans son œuvre une œuvre autobiographique… Les 5% de critiques restants — les intelligents — feraient mieux, au lieu d’écrire des articles, de consacrer leur temps à discuter directement avec les auteurs pour aider ceux-ci à parfaire leur création. Roth avait une espèce de comité de lecture personnel composé d’une demi-douzaine de personnes, dont une Claudia Roth, auteur d’un livre sur lui (sans toutefois aucun lien de parenté avec lui, malgré l’homonymie), mais il n’a jamais véritablement trouvé son Maxime du Camp. Poussé dans ses derniers retranchements, il finit même par déclarer que le lecteur idéal d’un écrivain n’est autre que l’écrivain lui-même.

Ce nombrilisme n’est toutefois pas aussi outrancier qu’on pourrait le croire, dans la mesure où il n’est pas inné. D’abord, en bon professionnel américain, Roth explique que, même si, en définitive, une infime partie de tout ce qu’il raconte est réellement arrivée, il ne manque jamais d’aller consulter un fossoyeur quand il doit mettre en scène un fossoyeur ou des victimes de la poliomyélite lorsqu’un de ses personnages est un paralysé. Mais, qui plus est, le lien entre la réalité, sa réalité, et la fiction s’est pour ainsi dire construit à l’envers. S’il souhaitait dès son plus jeune âge devenir écrivain — sans d’ailleurs trop bien savoir ce qui se cachait derrière ce terme —, il n’avait pas au départ l’idée qu’il pouvait parler de la réalité qui l’entourait. C’est en lisant The Adventures of Augie March de Saul Bellow qu’il découvre qu’un écrivain, pour être un écrivain, peut et doit se fonder sur ce qu’il connaît personnellement, sur sa ville, son quartier, sur lui-même, même si cela doit souvent passer par le prisme d’un double (cf. Opération Shylock, où l’on rencontre deux Philip Roth pour le même prix). Du côté de Portnoy a pour titre original Reading Myself and the Others. Lire les autres, c’est se lire soi-même — et inversement.

Les pages les plus intéressantes de Pourquoi écrire ? sont de loin celles dans lesquelles Roth relate ses rencontres avec d’autres écrivains. Se mêlent toujours chez lui admiration et jalousie. Mais les deux sentiments trouvent leur conciliation dans le fait que, en particulier dans Parlons travail, ces comptes rendus sont souvent écrits comme de petites nouvelles dans lesquelles Roth doit parfois se contenter de remplir le rôle de narrateur objectif. Tout fier d’être le maître d’œuvre d’une rencontre entre Saul Bellow et l’Israélien Aaron Applefeld, il a la mauvaise surprise de se retrouver sur la touche quand les deux hommes se mettent à parler entre eux en yiddish, langue que lui, Roth, ne parle pas, même si c’était celle de ses grands-parents.

Certes, dira-t-on, mais cela ne nous fait pas pour autant sortir de la tour d’ivoire des fins lettrés. Erreur : Roth se déchaîne contre George Steiner quand il trouve sous la plume de celui-ci l’idée selon laquelle la littérature ne serait jamais aussi vivace et profonde que sous les tyrannies. Lui a pu constater qu’il n’y a guère de place pour la résistance, pas même pour la résistance purement littéraire, dans un État totalitaire, et c’est la raison pour laquelle à son activité d’écrivain il a ajouté celle de conseiller littéraire auprès des éditions Penguin — afin de contribuer à faire traduire et connaître un certain nombre d’écrivains d’Europe de l’Est. Il est bien possible que, comme pour Baudelaire la poésie, la littérature pour Roth n’ait eu qu’elle-même pour objet, mais l’objet en question — elle-même… — était si vaste que, en donnant à ses lecteurs quelque chose à lire, Roth leur tendait en fait la hache déjà utilisée par Kafka pour briser la mer gelée en nous.

FAL

Philip Roth, Pourquoi écrire ? (Why Write?), traduit de l’anglais (USA) par Lazare Bitoun, Michel et Philippe Jaworski et Josée Kamoun, Gallimard, « Folio », mai 2019, 10,80 eur

(1) À signaler malgré tout dans ce volet inédit : une lettre ouverte très amusante écrite par Roth à Wikipedia pour faire corriger un point de l’article qui lui était consacré. Wikipedia refusa d’effectuer la correction.


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