La mort à Rome, écrire l’innommable

Nelly Sachs, Paul Celan, Samuel Beckett…  d’autres…. ont donné tort aux mauvais lecteurs d’Adorno, on peut faire de la poésie après Auschwitz ;  aussi faire du roman, du bon et même du sacrement bon roman.

Quelques exemples par ordre chronologique :

Wolfgang Koeppen, La mort à Rome, Les Oxenberg & les Bernstein de Catalin Mihuleac, De chair et de cendre d’Ehud Havazelet affrontent la Chose, osent suivre Kurt Erich Suckert, de pleine volonté, devenu – droit du sol l’y autorisait – Curzio Malaparte, natif de Prato, quand le Toscan de cœur mezzo voce, en 1947, osa ce cri étouffé, qui sans fin, nous rappelle :

 Notre drapeau, celui de l’Europe,  est de peau.

Pas n’importe laquelle : celle des juifs du ghetto de Varsovie, ceux de Jassy…  d’Ukraine, de Lituanie… de l’Est ou Mitteleuropa.

Ici pas d’enfants de Göttingen, seulement des enfants de Nuremberg, nouvelle frontière, pas seulement une agence de voyages mais l’unique ligne de partage du monde : d’un côté, ceux qui se refusent à voir dans cette guerre proche et lointaine autre chose que Bellone et son inhérent cortège d’atrocités et ceux qui, à l’instar du sapeur Camembert du cher vieux Christophe, pressentent que  Bornes dépassées,  il n’y a plus de limites !

No limit…

Les jeux sont faits, entre l’île du docteur Moreau et les élucubrations du milliardaire Elon Musk, une chose est arrivée, innommable, imprescriptible, solfiaient Jankélévitch et Beckett.

Il  s’en était fallu de presque rien – un peu moins d’obstination de la part de Churchill d’Angleterre, d’une attaque contre une base navale qui n’aurait pas eu lieu, de l’absence d’une poignée de valeureux ; de quatre-vingt millions de vivants supplémentaires sur la terre habitée ;  d’empires déjà défaits –  pour que tziganes et juifs  se voient rayés de la carte de l’Europe ; que les Slaves s’en retournent – étymologie oblige – à leur destin de bêtes  de somme et qu’une race résolument nouvelle paraisse, fille de soudards et de pierreuses. Enfants de putains et de salauds, sous le contrôle d’étranges Superviseurs, bons à rien blonds comme Hitler, minces comme Goering et grands comme Goebbels.

Innommable, imprescriptible,  la Chose n’en continue pas moins de grandir et de se métastaser,  au grand jour,  sous d’autres noms.

Au “Je suis pas malingre,  brun, moustachu, le teint blafard mais grand,  blond et costaud,  un véritable et non moins vénérable Viking,  prêt à entrer au Walhalla” font écho le monôme  de filles-elfes et libellules, de trans’ dont l’ambiguïté sexuelle n’a rien de médical, de rebelles aux crânes et aux corps entièrement percés et tatoués et tous les avatars d’humanoïdes dont regorge désormais, non plus la Terre mais la planète Bleue et ses dèmes plus nombreux que les étoiles au ciel,  au miroir de la Tatouine du grand Georges Lucas.  

Aujourd’hui,  les sosies et les clones de stars préfèrent le durable à  l’éphémère, à l’instar de tous ces ardents partisans du marquage somatique, dédaigneux du  fard et de l’artifice.

Chacun, à la médecine réclame qu’elle se fît Apollon, offrant à toutes les sibylles et les narcisses d’aujourd’hui la jeunesse éternelle, en attendant l’ultime présent, à toute force désiré depuis la naissance du monde, cette immortalité, aux vivants et à la terre même, par destin, à tout ce qui vit, refusée.    

Déni d’imaginaire, là est le crime, là, où la réel – ce qui fait mal – triomphe de n’être plus transcendé par la culture, cet incessant effort de toujours donner forme au chaos, ordonner le tohu-bohu, état naturel du monde, qui sans cesse, comme mauvaises herbes dans le jardin du Père, revient.

 Ceci ne semble plus – à l’âge de l’homme transformé –  gêner quiconque. Car enfin la chose arrivée tenait, entière, de l’oxymore  fantasme réalisé, qui  induit son refus désormais quasi généralisé et conséquemment la fermeture des portes de l’Imaginaire. Pouvant  techniquement être réalisé, tout fantasme l’est et le sera, au prix de sa disparition déjà en voie d’avènement.  

Demain, Black Mirror, les morts, hologrammes, triste opacité de nos spectres futurs, devenue quotidienne, parleront. Qu’importe la démence, qui ne peut distinguer ce qui est mort de ce qui est vivant,  pourvu que tout demeure.

Demain aucun mortel ne conservera son visage premier – ce visage de hasard que le temps et l’expérience, seuls, autrefois, modifiaient.

Qu’il lui préfère la figure de Marilyn ou d’Ava Garner, de Beyoncé ou de Madonna, il l’obtiendra.

De la fesse au sein, tout peut être transformé.

Sans effort, là est le point.

Quant au sexe de naissance, de quelle importance sera-t-il désormais puisqu’on peut en changer ?  Cloner, reproduire le semblable à l’âge industriel n’est plus un rêve, Dolly peut en témoigner.  Le génome sera transformé ou bien ne sera pas et demain le genre humain sera résolument nouveau. International aussi. Du fond des lointaines galaxies, la voix de Mallarmé toujours proclame :

Le néant à cet Homme aboli de jadis :

“Souvenir d’horizons, qu’est-ce, ô toi, que la Terre ?”

Hurle ce songe; et, voix dont la clarté s’altère,

L’espace a pour jouet le cri : “Je ne sais pas !

Car enfin l’antisémitisme, comme la méfiance envers les gens du voyage, n’étaient pas choses nouvelles, qui jamais auparavant, ne s’étaient substitués, unique horizon, à toute politique d’État.

 De pogrom en pogrom, d’expulsions en expulsions, juifs et tsiganes avaient résisté aux préjugés, aux vexations, aux lois scélérates et à la haine.  Leurs musiques et leurs rites en témoignent.  

Bien entendu, les Hereros, fiers guerriers, noirs et beaux,  fils de Namibie, par les pères des nazis, déjà s’étaient vus éradiqués.  L’ordre d’extermination arriva – hasard ou volonté ? –  non pas un 3 mais un 2 octobre 1904, mais il s’agissait avant toute chose de voler leurs terres à des prétendus moins que zéro et d’élargir le fameux Lebensraum, quand chacun sait aujourd’hui que la poursuite hystérique de la politique d’extermination a contribué aussi sûrement à la défaite du Reich que la coalition alliée et que de toutes les expériences médicales des nouveaux docteurs Moreau, rien ou presque n’a servi.

Parallèle parfaite de l’opération Nuit et brouillard ou Solution finale s’élaborait la mise en place des Lebensborn, éclairant l’inédite nature du singulier projet, non seulement éradiquer une culture, au nom d’une race imaginaire, mais dans le même temps et le même geste forger une race et bientôt une humanité nouvelle. En acte ici la création d’un homonculus faustinus,  non plus dans le laboratoire de quelque mage  mégalomane,  mais à l’échelle d’un continent entier avec appui de l’aviation, de l’armée de terre, de la Navale, de la Police, des services secrets et de tout un peuple en état de lévitation.

L’œuvre d’art qui décrit avec le plus de justesse le projet nazi demeure à cette heure le troisième et ultime volet des Gardiens de la Galaxie où,  dans une temporalité élargie,  se retrouvent les maîtres mots du singulier régime qui, en treize ans,  a modifié la face du monde, rendant pensable l’impensable, possible l’impossible et tolérable l’intolérable… ad libitum.

 De cette chose arrivée, la cicatrice est demeurée vive, béante où tous les régimes désormais ont licence de se désaltérer à satiété,  déguisant l’origine et promouvant d’autres buts. Le geste demeuré intact, seul, importe.  

Le Troisième Reich a servi de modèle au capitalisme en ceci que la maîtrise des hommes et des techniques au service de l’arasement du passé est désormais acquise.  Propagande et management,  alliés à une technique de pointe,  suffisent.  

Patiemment le Capital poursuit son œuvre de  destruction de l’idéal humaniste,  forgé par des siècles de judéo-christianisme sur lit de sagesses antiques qui,  cahin-caha,  en dépit d’erreurs et de crimes, nobody is perfect, tenait bon la barre d’un vieux rafiot, lassé de tempêtes et de vents qui,  horresco referens,  porte à bon droit le nom de Civilisation.

Parmi ces valeurs, longtemps considérées comme inaltérables, le respect inaliénable de chaque créature et son droit à l’ensevelissement, la protection du faible,  femme ou enfant ; la certitude d’un lien unissant,  malgré tout,  le riche et le pauvre, celle de mal agir, méprisant son serviteur et en n’usant pas avec lui de cette réciprocité qui,  jadis, fonda le paternalisme romain, puis la féodalité,  à partir de l’obligation de respecter la théologale Charité,  au cœur même d’un réel par nature déficient.  

Cahin-caha, en dépit des travers inhérents à la faiblesse humaine, l’idéal du héros et du saint modelait les consciences de méchants, qui savaient devoir un jour rendre des comptes, certains de comparaître au tribunal divin, qui n’est autre que le tribunal du Temps. Sur la balance du jugement, vallée de Josaphat ou simple Postérité, ces valeurs, qu’on nommait bien et mal,  avaient,  bon an mal an,  résisté.

Grâces rendues aux serviteurs et amants des Muses : figures d’un autre temps, qui jamais ne se mêlaient de propagande ou de marchés mais, en solitaires ou en compagnies de petites académies, poursuivaient la pratique d’une discipline poursuivant le seul but de promouvoir ces valeurs, divertissant en chemin lecteurs et spectateurs sans les détourner du terme ; apprendre à vivre et mourir en dignité.

Servir de boussoles et de phares dans la grande nuit des hommes. Modeste et immarcescible, s’exhalait leur projet.

Là où le communisme s’était clairement distingué du nazisme et du capitalisme en ceci que l’éducation pour tous n’avait pas constitué un vain mot et qu’en dépit des vexations, des interdictions, des censures,  des déportations et des mises à mort, les dits et contredits des arts irriguaient de lumière les tribunaux du Mensonge, les goulags, les geôles et les couloirs des hôpitaux psychiatriques où crevaient comme ne crèvent pas les chiens les dissidents,  tandis que leurs musiques, leurs images et leurs mots poursuivaient, souterrains et souverains – leurs chemins.

 Là encore l’art demeurait pure idée – distance critique obligeait –  et non matière à illustrer ou à  démontrer.  Par mille chemins, cet art démodé s’éloignait du réel, quand l’art de propagande, son jumeau maléfique, s’y colle comme putain attachée à mériter son salaire pour conduire droit dans le mur ses clients à la désespérance et à son merveilleux surgeon la Soumission, islam, netflix, football, yoga et îles désertes, mégateufs et j’en passe.  

 Ici  Tous pour Un et aucun Un pour Tous. 

Morale des faibles contre morale des forts ? Rira bien qui rira le dernier et la belle Wehrmacht à Stalingrad-de-terrible mémoire ne fut plus qu’un conglomérat d’hommes dans la guerre, de misérables proies de la peur, de la faim et du froid, comme cette populace encore acquise au Führer, agonisant dans la lumière verte des bombes au phosphore, sous les débris de Dresde, de Berlin… s’est connue à son tour mortelle.

En Hugo Boss ou en haillons,  un cadavre reste un cadavre. Les SS si beaux qu’ils font pâlir le jour n’en ont pas moins péri comme juifs et tsiganes, mais leurs chants d’outre-terre – musique de perdition contre musique des sphères – modulent le réel de si contraire manière…

 Là où, illimitée, surgit après 1945 la responsabilité de l’artiste, venu une lanterne ou un lance-flammes à la main pour éclairer ou détruire le monde.  

C’est justement cette mort douloureuse, cette mort commune, que les Grecs, en leur infinie sagesse, avaient métamorphosée en kleos pour les braves et en occasion de stoïcisme pour les simples mortels, que rejettent – au nom de la société de bien-être-loisirs-et consommation –  les mortels depuis 1945, réclamant  à grands cris le sort des handicapés mentaux et physiques, des inutiles, incapables de marcher au pas de l’oie, des jeunes femmes hystériques, empêchées de considérer la maternité et le foyer comme uniques horizons,  l’euthanasie pour tous !

Le voici le fantasme ultime, le fantasme, qu’avec l’accord quasi général, nos sociétés avancées s’apprêtent à réaliser, arrachant à l’homme sa force et son pouvoir surhumains de résistance.

 Ôter à ce misérable conglomérat d’os, de sang, de nerfs, de muscles et de chair, l’illusion de sa puissance et de sa gloire éphémères,  tel avait été le rêve des milliers d’auxiliaires du grand songe hitlérien, privant les juifs du minimum qui fait la dignité de l’homme, des soins corporels à la toilette mortuaire, comme le firent les paysans et les milices polonaises et ukrainiennes, tôt suivies par la division Das Reich, sur les beaux chemins de France, enfermant leurs victimes dans des granges[1] et y mettant le feu, rendant impossible l’identification des cadavres.

Aujourd’hui,  en ce faisant incinérer et par cet acte sacrilège, détruisant jusqu’à la dernière trace d’ADN humain, les hommes poursuivent – Lebensraum oblige ! – le programme.  

Notre fier drapeau bleu de roy aux étoiles jaune tournesols de Van Gogh est bel et bien ce drapeau de peau, de chair et de cendres  et en dépit de la ritournelle du “Plus jamais ça”,  entonnée  à chaque commémoration, il flotte allègrement sur les institutions de notre belle société ouverte, notre terre de liberté d’être fille ou garçon, bi ou pan sexuel, fils de la beat generation, ivre et défoncé du soir au matin, vomissant une société à laquelle nous sommes plus soumis encore que Himmler à son Chef bien aimé, aliénés à cette fausse liberté, ce libéralisme, cette extase du plaisir sans limites et ce désir fou, qui nous fait procréer des enfants sans mères, sans nous soucier des lendemains, certains que la technique, la médecine, la Science en un mot,  aura la solution. Solution finale, terminal des anges.

Tous nazifiés : esclaves scientistes d’une société de loisirs et chairs béates promises à la destruction par la consommation comme ne l’était pas hier cette chair à canon que furent nos pères,  peaux vives du drapeau de l’Europe nouvelle.

Une chose est arrivée, dont faute d’avoir pris la mesure, faute d’avoir accepté, pour la première fois dans l’histoire du monde, de rétrocéder, faire marche arrière, nous sommes devenus les victimes  et les bourreaux consentants.

Chacun de nous, désormais, résidents du village d’à côté du cher Romain Gary, vit – beuglant contre l’esclavage – de la peau et du sang du Tiers Monde, et se sait coupable, dans le bain, œuvrant à la destruction patiente et systématique de la culture et de la civilisation. Notre excuse ?  Si je ne suis pas pour moi, qui le sera ?  

Non, ce n’est pas le modèle de l’homme fordien ou de l’homo sovieticus – corvéables jusqu’à ce que mort s’en suive, qu’il convient d’appliquer à la description de la tentative de  destruction de notre monde mais admettre n’être plus désormais qu’une silhouette dans le cauchemar d’un Caporal Dingo qui, à la tête de ses armées, avait conquis l’Europe au nom de la pureté de la race. .    

Nos romans donc ?

J’y viens.

Gloire aux éditions du Typhon d’avoir publié l’ultime volet d’une trilogie oubliée, gloire à Johann Chapoutot de l’avoir postfacé et gloire à  Wolfgang Koeppen ( 1906-1966 ) d’avoir tracé, d’une main sûre,  les contours flous et ombrés de ce post nazisme à l’œuvre à Rome.

Comment en quelques lignes rendre justice à ce formidable roman, en un temps où chaque semaine paraît un prétendu  chef-d’œuvre ?

En présentant l’auteur : l’homme le plus discret qui se puisse et dont on sait peu de choses. Tout d’abord un enfant naturel, pas un détail dans la République de Weimar, un être déjà marqué du signe “à part “ et  prêt,  né séparé, à faire sécession. Sa mère, souffleuse au théâtre de Greifswald en Poméranie, l’enfant se vit nourri de mots, éduqué à observer et à éclairer les comportements des hommes et les maux du monde. Son père, l’homme qui lui a refusé son nom, appartenait, comme ce doit en semblable occurrence, à la caste des notables. Médecin, de surcroît ophtalmologue, il m’amuse de songer à lui comme à un des  possibles modèles du malfaiteur qui aura, selon Ernest Weiss, dans un autre grand  roman Le témoin oculaire guéri le caporal Dingo, le mauvais peintre qui, faute de succès,  aura repeint l’Europe en vert de gris et l’aura badigeonné de sang dans une performance aussi douteuse qu’impérissable.  

Koeppen tout naturellement se destine à la carrière des lettres, se fait éditer par Bruno Cassirer, éditeur de son cousin Ernst Cassirer, aussi de nombreux auteurs russes et surtout,  Honneur à lui, de Robert Walser. Avoir été édité par un juif condamne l’œuvre à s’éclipser. L’auteur fait de même, il rejoint Kaus et Erika Mann en exil à Amsterdam et participe à l’aventure de “Die Sammlung “, éphémère revue et sûr refuge des intellectuels anti nazis, avant de rentrer  se cacher à Berlin pour éviter la conscription : il n’a pas participé mais pas non plus résisté.

Après la guerre, à  corps perdu, pour rattraper le temps perdu, laver l’opprobre,  il se lance dans la carrière et publie trois romans.

Le dernier, cette Mort à Rome (les autres ne sont pas traduits en français) et ensuite des critiques littéraires, des compte rendus de voyage mais plus de fiction comme si, exilé dans sa propre patrie,  il se sentait désormais trop peu de sympathie avec quiconque pour vivre avec ses personnages.

 La mort à Rome, dans une sorte d’huis-clos à ciel ouvert, remet fortuitement en présence tous  les membres  d’une famille  allemande séparée par ses engagements. Le roman se déploie comme  un de ces longs et pourtant brefs  cauchemars où vous êtes poursuivi sans espoir d’échapper à vos tortionnaires. Ici  les deux rêveurs sont de très jeunes gens Siegfried et Adrien,  un compositeur  et un séminariste. Deux misérables et merveilleux garçons saisis au collet alors même qu’ils s’étaient cru à l’abri à l’exil.

Plus d’abri, de refuge,  le passé comme virus ou épidémie ne les lâche pas.  

Huis clos à ciel ouvert en ceci que  la ville éternelle, abîmée elle aussi par la guerre et le fascisme,  sert de cadre, claustrophobique, au récit.

Ni la douceur du climat ni la splendeur romaine,  les yeux des ragazzi,  le charme sans pareil des venelles, la douceur de la campagne, celle des places baignées de soleil,  pas plus que l’infinie caresse des ocres et des camaïeux de bruns de verts et de rouges,  ne se feront barrage contre le retour de la terreur, concassée dans les visages d’un père, d’un oncle et de leurs épouses.  

Siegfried est venu  se faire jouer. Le concert a lieu le lendemain de son arrivée. L’action se déroule sur trois jours, avant le concert, pendant le concert,  après. Quant à Adrien il est venu à Rome pour être ordonné prêtre.

Tout le miracle du livre que ce mixte de finesse et d’acuité psychologique concentré dans une narration serrée et éclatée, dense et seulement dilatée par la mise à nu de l’intériorité des personnages. D’une force extrême et d’une remarquable maîtrise. Glaçant comme un roman du regretté Jacques Chessex et beau comme le serait toute prose humaniste, résolument enserrée dans une forme résolument nouvelle, déchirant d’éclats et de pierres les cadres,  tout en les conservant, flétris, souillés en leur munificence.  

Mors et Vita, la jeunesse contaminée, en dépit de tous ses efforts, est morte à la beauté du monde, la beauté des choses. Fin de partie, Godot ne viendra pas, Siegfried comme Malone meurt.

Imparable, le nazisme demeure qui, en partant, a laissé plus qu’un glacis, plus que la peste, une sorte de désespérance à l’état chimique, un nihilisme aquoibonisme, qu’aucune épithète désormais ne saurait qualifier et un état des lieux poreux où le virus à rythmes divers poursuit, patient, son œuvre.    

Peut-être est-ce pour échapper à semblable famille et si honteuse Histoire, que le jeune Siegfried préfère les garçons aux femmes. Impensable pour lui à telle date, dans un tel milieu, de mettre au monde un enfant, susceptible de reprendre l’ignominieux flambeau des pères ?

Peut-être tout simplement est-ce parce qu’il se sent  déjà botté de marbre, ganté de plomb que Siegfried sait ne plus devoir vivre qu’une vie abîmée, une vie à l’intensité de la mort ? Comme un amour ancien auréole chaque aurore, le nazisme voile jusqu’au soleil romain.  

Les pères ?  

Celui de Siegfried et son beau-frère. Le premier, ex maire de sa petite ville, un être veule et inconsistant,  aussi aisément accordé aux principes du IIIe Reich qu’à ceux de la RFA,  et le second, Judejahn, un absolu parangon du mal, ex Général de la SS,  prêt à rentrer chez lui, dans cette Allemagne adenauerienne non dénazifiée,  en dépit des apparences. Chacun le croyait mort, Eva son épouse, comprise. Il est là et bien là,  à Rome, gras comme Goering, obsédé comme DSK, toujours prêt à s’en fourrer fourrer jusque-là et à nuire.  Particulièrement aux juifs.

Pas moins fanatique que son ogre de mari, la maigre Eva ne le retrouve que pour lui reprocher de s’être donné la mort, en ce triste jour d’avril 1945, où le sorcier blond – le mot est de Montherlant, pas mieux –  fut, par sa mort volontaire, ravi à l’affection de son peuple.

La Rome fantomatique de Koeppen regorge d’exilés : les Kürenberg, un couple de “bobos” avant l’heure, des hédonistes,  eux aussi sans enfants, lui est chef-d’orchestre – il dirigera ce soir la musique de Siegfried -,  et elle, une juive dont le père a été livré à la mort par le propre père de Siegfried.

À Rome, la ville métisse où Virgile traduisit Homère en latin, inventant la littérature seconde : celle qui s’éloigne de toute oralité, la cité où l’aède cède la place au grammairien, au rhéteur et au poète, la ville mère d’une civilisation où au droit du sang se substitue celui du sol, une musique renaît  

Convulsion, elle hurlait : la peur de la mort, une danse macabre nordique, une procession de peste et, finalement, tout se fondait en un mur de brume.

À Rome encore, Siegfried retrouve Adrien. Déserteur, il a partagé l’errance d’un juif dans l’Allemagne bombardée et préféré se rendre à Dieu plutôt – on le comprend ! – qu’aux Américains, quand leurs chemins se sont séparés.  

Carlito’s Way, voie sans issue.

Comment ces deux garçons pourraient-ils échapper à semblable ascendance ? Draguer des ragazzi aux rives de l’Arno, composer de la musique dégénérée ou sans espoir, s’en remettre à Dieu, ne les consolera pas d’avoir perdu pour jamais-c’est-terriblement long  le respect et l’amour de leur pays  natal.

Le nostos d’Ulysse a-t-il connu semblable dénouement ?

Koeppen offre une des plus belles variations qui se puisse sur le thème rebattu du déracinement non choisi et de l’exil intérieur.  

Pour l’ignare lectrice française que je suis, quelque chose de Fassbinder chez Koeppen avec ce thème du massacre de la sensibilité par l’éclatante réussite, le grand retournement des vaincus en maîtres de l’Europe économique. le même déferlement de vulgarité à l’œuvre et l’égale persistance des Niebelungen, réduits à leur spectre habité par le  kitsch et la même obsession, comme sueur sur la peau, de la persistance d’un mal devant lequel les âmes sensibles se savent terriblement impuissantes.

Traduit en France dès 1967  par Albin Michel,  le livre n’a pas connu Outre-Rhin un très grand succès et il me faut ici remercier la bibliothécaire inconnue qui, chaque semaine, prend soin de déposer sur la table Romans  – à mon intention ? –  un chef-d’œuvre oublié ou perdu dans le flux incessant du nouveau marché éditorial !

S’il se trouve parmi les lecteurs de cette chronique quelque amant des lettres, il lira Koeppen ou l’empruntera  aux mânes de la très chère Marguerite Audoux, 10, rue du Portefoin, Paris 3e arrondissement, spécialisée il va sans dire  en histoire sociale et mémoires juives….  

Du même Koeppen, il lira aussi, s’il m’en croit, le plus incroyable des ouvrages jamais osé.  Composé en 1947, publié en 1948, réédité et traduit en 1992 puis en 2000, ces Pages du journal de Jakob Littner,  écrites dans un souterrain, où Koeppen, qui n’a été ni témoin ni acteur ni victime de la shoah par balles la décrit avec une précision clinique. Somptueux ouvrage à faire pâlir l’œuvre de Primo Lévi et celles de maints autres des rares talents, qui se sont attachés à décrire et à écrire le processus d’extermination !

Un diamant brut dans la nuit du Récit, une perle qui, d’une obscure clarté, éclaire la guerre en Ukraine et le retour des nationalismes de l’Est, un modèle d’art de la litote, de discrétion et de violence feutrée à faire rougir tous nos joueurs de trombone et de grosse caisse et pâlir l’encre de tous les livres des témoins.

Koeppen est goy et il a osé se mettre dans la peau d’un juif allemand, fuyant vers l’Est pour échapper à Hitler et retrouvant sur son passage des Ukrainiens qui l’enferment au ghetto et le contraignent, des mois durant, peur au ventre, le mot est faible,  à se cacher tandis qu’à chaque aurore les cadavres des “siens”, cette chair commune et pourtant inconnue de lui,  s’étalent au grand jour et qu’alentour, les fosses communes, creusées par ses frères d’infortune, les Ukrainiens les prétendent de race, se multiplient.

1947 !

Le père Dubois n’est pas encore né et Gary n’a pas encore évoqué le volet allemand de la Shoah par balles dans sa somptueuse et roborative Danse de Gengis Cohn !

Pourtant personne ne savait…

L’entrée dans la tourmente d’un Allemand ordinaire, soudain étiqueté juif, constitue un véritable voyage au bout de la nuit,  la nuit même où Céline souhaitait plonger les Jacob, Sarah et Abraham, Littner, Henkine, Lifkine…  Et autres.

 J’ai aimé que ce livre rappelle aussi que chacun de nos parents sauvés, chacun de nous, nés après 1945,  doit sa vie et sa survie à un “goy” : un juste,  non selon Yad Vashem mais selon ces mêmes fameux critères humanistes tant mis à mal aujourd’hui.  

Sarah Vajda 

Wolfgang Koeppen, La mort à Rome, traduit de l’allemand par Armand Pierhal & Maurice Muller-Strauss, postface de Johann Chapoutot, éditions du Typhon, juin 2022, 280 pages, 9,90 euros

(À suivre la recension des Oxenberg & les Bernstein).

                                ***


[1] D’un pareil événement, le sociologue et historien américano-polonais Jan T.  Gross, a tiré en 2000  Les Voisins, ouvrage dont la publication alimenta d’assez houleux débats en Pologne. Quoi ce n’étaient pas les Einsatzgruppen qui avaient perpétré ce massacre ?  En 2008, un romancier polonais, Josef Hen, s’est emparé du sujet et en a fait un assez beau roman Le joueur de ping-pong, mettant en scène les tribulations d’un émigré américain dans son village natal venu participer à la commémoration du 10 juillet 1941 à Jedwabne (500 morts dans une grange, haut fait  suivi de 900 arrestations tôt suivies de départs pour Pitchipoï et  violences diverse le lendemain) pogrom  dont il fut, enfant, le témoin direct, tenter de briser la solide omerta régionale,  écoutant sans juger, questionnant sans colère ni volonté de vengeance chacun :  du curé du village aux anciens enfants,  des bourreaux aux institutionnels d’aujourd’hui, en un mot, les voisins.    

Laisser un commentaire