Trahir et venger, les transfuges de classe

Deux universitaires, Laélia Véron (cette dernière également chroniqueuse sur France Inter) et Karine Abiven, se sont attachées à décrire une catégorie littéraire d’autofiction désormais nobélisée avec Annie Ernaux : le récit d’un déclassement individuel (ou surclassement, selon l’optique) pour lequel elles ont choisi le terme de « transfuge de classe » – bien que cette expression insiste plus sur la fuite que sur la conquête. D’autres auteurs préfèrent le terme de « transclasse » qui me parait plus adapté.

La honte d’avoir honte

Le ressort classique de ces récits tient à la honte d’avoir honte de son milieu populaire originel, d’où le titre de l’ouvrage : pour me racheter, je vais venger la classe que j’ai trahi… Annie Ernaux parle de « venger sa race », Nicolas Mathieu de « rendre les coups ». Dans ces récits, la classe sociale est mise en avant, ce que nos autrices interrogent : ce que l’on a quitté, c’est également papa-maman, sa région, sa culture… Elles font remarquer que c’est le destin de tout un chacun : d’une génération l’autre se creuse toujours un écart. Ainsi, le récit du transfuge souffrirait d’une politisation de gauche et d’une héroïsation facile… Un exemple en est la production d’Édouard Louis qui, cerise sur le gâteau, a le bonheur d’allier au transfuge de classe un transfuge de genre (qu’on me pardonne cette ironie : elle a pour motif la crainte que notre auteur soit atteint du syndrome de l’exploitation commerciale de son humanité).

Les auteurs de ces récits partagent une contradiction commune : ils dénoncent un système d’inégalité dont ils se sont heureusement extraits. D’où le problème : comment, du haut de sa condition bourgeoise, prendre cause pour la condition prolétaire ? La réponse peut être de politiser plus que raison son récit. Plus que raison quand on en reste à un discours sur un destin individuel sans témoigner de quelque participation à une lutte collective, le propos devenant de ce fait une manière de conversation… de comptoir.

Les raisons d’un succès

Les raisons du succès de ces récits de transfuge de classe tiennent peut-être au fait qu’ils partagent les valeurs libérales (version capitaliste) qui sont les nôtres depuis les années 1980, que l’on pourrait, sommairement, résumer ainsi : c’est l’individu qui fait le monde, il doit être absolument libre de tout faire, les lois sont donc souvent iniques.

Tous ces récits témoignent d’un individualisme mâtiné de psychologie. Le monde est vu à travers le prisme individuel, le collectif est seulement invoqué. Si le monde de l’enfance prolétaire est critiqué, trahi, c’est finalement au nom des valeurs libérales. Malgré lui, le récit du transfuge de classe reconnaît la victoire de ces valeurs : le narrateur est pris dans une contradiction entre ce qu’il aimerait et ce qu’il agit, soit un conflit de loyauté que nous sommes sans doute nombreux à partager. Est-ce pourquoi ces récits cultivent le passéisme ? Un de leurs topos est la fermeture de l’usine, la disparition de la classe ouvrière… On pourrait y voir aussi la nostalgie d’une enfance disparue et sans doute magnifiée. Nos autrices rêvent de récits qui se tourneraient vers l’avenir :

« En élargissant la question du déplacement social, en la liant par exemple à d’autres déplacements géographiques et linguistiques contemporains ».

Elles ajoutent : « en posant franchement la question du déclassement ». Franchement : voici un adverbe qui tue ! Écrivains transfuges, à vos stylos, à vos claviers !

La raison du succès tient peut-être également au style, tel que le décrit Annie Ernaux : un style plat, objectif, descriptif… tel celui des sciences dures ou molles, mais aussi du journalisme. Un sujet, un verbe, et un complément d’objet direct : cela suffit ! C’est que, pour les éditeurs mais aussi pour le public, il nous faut du vrai, du réel : du documentaire. Un récit qui ne serait que fiction n’est que … littérature – justement ! Un récit de vie, c’est du vrai, tel que les lecteurs préférant le binaire à l’imaginaire, qui donc n’aiment pas la littérature, le réclament.

Alors que la littérature permet de développer l’intelligence telle que la définissait le cher vieux Kant. Elle serait selon lui la capacité à supporter les incertitudes, les questions non résolues sans les enfermer dans une certitude préétablie… ce à quoi nous entraine la littérature de fiction…

P.S  : le journal Le Monde nous apprend que Nicolas Mathieu, lauréat du prix Goncourt 2018 pour son roman Les enfants après eux, partage une idylle avec Charlotte Casiraghi, fille de la princesse Caroline de Monaco. Voilà une belle success story ! Le plus transfugé des deux ne serait pas celui/celle que l’on croit. Il parait que ses fans ne sont pas contents.

Mathias Lair

Laélia Véron & Karine Abiven, Trahir et venger, La Découverte « Cahiers libres », avril 2024, 232 pages, 19,50 euros

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