Le pari de Notre-Dame

tout bois or not tout bois ou le pari de notre-dame

Chêne, béton armé, verre ? Toutes ces matières sont autant de matières à discussion quand il s’agit de Notre-Dame de Paris.

Lorsque des voix se sont élevées pour suggérer que la reconstruction/restauration/réparation — rayez les mentions inutiles — de Notre-Dame pourrait être l’occasion d’introduire quelques touches de modernité technologique ou esthétique dans certains des éléments de cet édifice sacré, le sang des descendants de Viollet-le-Duc n’a fait qu’un tour : « Pas question, ont-ils déclaré, de laisser perpétrer un pareil sacrilège. La flèche de notre ancêtre doit être reconstruite à l’identique. » De tels propos auraient fait ricaner le défunt Jérôme Savary, qui refusa un jour de dialoguer — sur France Inter — avec un arrière-arrière-petit-fils ou petit-neveu de Beaumarchais, expliquant que les héritiers biologiques d’un artiste étaient les gens les moins bien placés pour défendre son œuvre. Mais, en l’occurrence, les descendants de Viollet-le-Duc ont raison : puisque l’incendie de Notre-Dame a ému la France et le reste du monde comme aucun autre monument n’aurait pu le faire, Notre-Dame doit rester Notre-Dame. Et doit donc être reconstruite — et il ne s’agit plus là seulement de sa flèche — à l’identique. »

Gravure originale par Arnoux, retouchée par Wilmann (1860)

Cependant, cette formule, « à l’identique », prête le flanc à différentes interprétations, dans la mesure où, bien au-delà de l’affaire Notre-Dame, elle renvoie à la question complexe, mais centrale, des rapports entre l’Art et l’Histoire. Renvoyons les héritiers de tout poil à certains passages du Dialogue des orateurs de Tacite. La scène se passe au premier siècle après J.-C., et elle inclut de vieux réacs qui prétendent que l’éloquence doit demeurer en tout point fidèle aux canons établis un siècle plus tôt par Cicéron. Ont-ils tort ? Non, bien sûr, puisque, deux millénaires plus tard, Cicéron reste encore une référence indéboulonnable (rappelons en passant que les États-Unis lui doivent une partie de leur constitution). Seulement, face à ces vieux réacs, il y a aussi d’autres spécialistes de la rhétorique prompts à rappeler que Cicéron n’a pu s’imposer comme un classique que parce qu’il avait osé, sinon révolutionner, du moins réformer la rhétorique telle qu’elle existait avant lui, en la débarrassant d’un certain nombre de lourdeurs et de maladresses qui pouvaient passer pour des qualités aux yeux et aux oreilles des générations précédentes, mais qui, avec le temps, étaient devenues ringardissimes. Être fidèle à Cicéron au Ier siècle après J.-C., c’était donc le trahir comme il avait trahi lui-même ses prédécesseurs au Ier siècle avant J.-C.

Notre-Dame avant l’incendie

On nous dira que le cas de Notre-Dame n’est pas exactement le même, puisqu’il s’agit de re-construire, et non de poursuivre une construction à travers le temps. Mais il nous semble que le cas de figure ici n’est pas très différent de la situation dans laquelle se trouve tel écrivain ou tel dessinateur chargé de prolonger l’œuvre d’un écrivain ou d’un dessinateur disparu. Copier à la lettre le style original ? Pourquoi pas ? Mais n’est-il pas plus légitime de se demander ce que l’artiste disparu ferait aujourd’hui s’il disposait des moyens techniques d’aujourd’hui ? Allons, nous savons bien que les paperolles de Proust, s’il était encore parmi nous, ne seraient autres que des fichiers enregistrés dans un ordinateur. C’est l’esprit qui doit rester identique. La lettre tue.

Après l’incendie

En fait, l’art n’est l’art que parce qu’il est le fruit de différentes contradictions, qui toutes touchent au Temps. C’est d’abord un jeu entre le matériel et le spirituel ou — mais cela revient exactement au même — entre le moment et l’éternité. Le génie de l’artiste consiste à faire passer le second de ces éléments par le truchement du premier — ce qui intéresse Proust dans le petit pan de mur jaune, ce n’est pas ce pan en lui-même, c’est la matière de la peinture qui le constitue, mais, entendons-nous bien, cette matière, considérée en elle-même, finit par devenir substance, pure abstraction — et il n’est pas interdit de penser que, si l’artiste tient à faire partager au public ses découvertes et ses émotions, il n’est peut-être pas mauvais qu’il le fasse à travers des éléments plus accessibles. Certes, il n’est pas sûr qu’on puisse véritablement traduire Montaigne ou Rabelais en français moderne sans leur enlever leur saveur originelle (cela dit, c’est bien à une opération de ce type que se livrent les traductions en langue étrangère — un traducteur français de Shakespeare aujourd’hui va-t-il le traduire en français du XVIe siècle, autrement dit faire un faux puissance deux ?), mais le système qui consiste à les réimprimer en « respectant » l’anarchie orthographique qui était celle de l’époque relève d’un fétichisme parfaitement absurde, puisqu’il a pour effet d’éloigner l’œuvre de son public. Des mises en scène récentes de pièces classiques où l’on roulait les -r et où l’on prononçait roi « roué » n’étaient pas loin d’être incompréhensibles et, en tout cas, franchement ridicules.

Alors, bien sûr, il y aura toujours de très dignes professeurs d’anglais qui refuseront de voir la moindre image du Romeo + Juliet avec Leo Di Cap et ses familles mafieuses, ou — pire encore, mais tiré de la même source — le China Girl d’Abel Ferrara (qui vient de ressortir en Blu-ray) opposant Italiens et Chinois de New York, mais de telles transpositions sont pourtant la preuve concrète de tout ce qu’on nous a appris à l’école, à savoir que tous les auteurs classiques ont toujours été à l’origine résolument modernes, puisqu’un artiste est d’abord un créateur.

Autrement dit, et même si cela mérite, bien sûr, d’être discuté, la proposition qui consiste à remplacer le toit de Notre-Dame par un toit en verre façon pyramide du Louvre ne nous paraît en aucune façon aberrante. En laissant entrer la lumière dans la cathédrale, un tel toit permettrait d’apprécier encore mieux le travail de nos ancêtres architectes et maçons, et de révéler littéralement, au grand jour, « la grande clarté du Moyen Âge ».

FAL      

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