La maison des sources, le coeur de la famille d’Elizabeth Goudge


Elizabeth Goudge n’est pas Virginia Woolf. Elle incarne, romancière qui, de ses douces et fortes pensées, aurait su apaiser ses angoisses et de sa foi de feu, convertir en humilité son extrême orgueil, peut-être même coucher la folie à ses pieds, renvoyer à sa niche la bête de tristesse au cœur d’un parfait jardin anglais, son exact contraire.

Elizabeth Goudge n’est pas la descendante de Thackeray, Galsworthy ou Trollope. Fille unique de pasteur, elle adora son père et ne se maria pas. Aussi s’impose-t-elle, ultime surgeon des Brontë et d’Austen, fille d’une longue lignée qui mourra avec elle.

Contemporaine d’Agatha Christie, cette âme tourmentée ne se nourrira ni de crimes ni d’aigreurs mais de l’ordinaire de la vie, à l’ombre de l’Histoire. C’est là sans doute ce qui, enfant, me plaisait tant chez elle, cette exigence de Mélodie du bonheur sur fond de tragédie.

Goudge fut l’auteur le plus lu et le plus apprécié des mères anglaises et françaises jusqu’en 1980, par conséquent, il existe encore, quoique son nom ne dise rien aux jeunes générations, des enfants Goudge, comme il est des enfants Andersen.

Ils respectent les fleurs, qu’ils ne cueillent jamais, certains que les fleurs, à l’instar de celles de la petite Ida, vont au bal, ne séparent jamais la bergère du ramoneur et leur cœur toujours se serre au moment où la raison exige de chasser pour jamais le jeune sapin de Noël, devenu vénérable.

Les enfants Goudge ont, pour les vieilles personnes, les yeux qu’à Rodrigue pour Chimene, particulièrement les solitaires, qui hantent les jardins publics à l’heure de la sortie des classes. Je me souviens de Marie-Hélène, laide à faire peur, selon les critères habituels, dont la présence m’avait assez intriguée et plu pour que je prenne langue avec elle et qui m’avait ravie, remplie d’admiration, me contant comme elle avait pris le pli dans son âge vermeil de se rendre au cimetière fleurir les tombes des Oubliés. Les enfants Goudge savent l’art de découvrir en tous lieux des cachettes. Devenus grands, ils vont, de niches en niches, perpétuellement à l’écoute du monde, et n’ont aucune nécessité de poser un gros coquillage contre leur oreille pour entendre le grondement de la mer. Il leur suffit de fermer les yeux pour se sentir en harmonie avec le monde. Même si, longtemps nerveux, rebelles, ils s’étaient éloignés de la féerie de l’enfance, tous, au seuil du dernier âge, se feront excentriques et vieilles dames indignes. Ceux qui ne les aimeront ni ne les comprendront, à tort, les jugeront égoïstes. Peut-être seulement créés pour servir de preuves à l’univers entier, agnostiques et

athées compris, de l’existence des âmes…

Est-on jamais seul dans une maison où l’on a vécu depuis l’enfance ? Nos prédécesseurs nous tiennent compagnie. »

Le Mercure de France vient de rééditer La Maison des Sources. Inutile qu’il réimprime pour moi Le Pays du dauphin vert, je le connais par cœur, l’ayant plus de vingt fois lu et relu dans mon enfance. Imaginez le motif de La Jeune fille Violaine, transplanté encore de l’Angleterre victorienne au cœur de la Nouvelle Zélande. Au cœur du roman, outre, les alea de la vie de colon, deux sœurs, un jeune homme, un lapsus scriptural, un prénom pour un autre. La vie de Marianne l’aînée, laideron orgueilleux, intelligente à faire peur, avec un homme qui ne l’aime pas et celle de la cadette, Marguerite, au pied de la Croix. L’idée de la communion des saints traverse et transverbère tous les livres de Goudge, nimbant d’irréel des canevas communs. Truffaut, dont Les Amants du Capricorne était son Hitchcock préféré, en aurait, je le crois, tiré une bien belle suite à ses Deux Anglaises

La Maison des sources m’était inconnue. Je la découvre aujourd’hui, plus exactement la redécouvre, car la famille Elliot et Damerosehay, son merveilleux domaine, ne me l’étaient pas. Surtout, j’y retrouve, intacte, la marqueterie Goudge : cet art de corseter la détresse au corps même de l’enfance, uni au dictat de se montrer toujours doux, paisible, bienveillant, attentif à chacun. Si Barrès, qui aimait tant Aurora Leigh d’Elizabeth Browning, avait connu Goudge, il y eût découvert la plus exacte, la plus audacieuse et la plus juste peinture du thème qui le hantait, celui du « génie de l’enfance » :

Tout à coup, son âme bondit de joie. La première longue séparation entre son père et elle se terminait ce jour-là ; une onde de lumière envahit tout son être ; le monde resplendit à ses yeux comme si Dieu, pour plaire à l’enfant, lui conférait un éclat nouveau. Meg dut rester immobile un instant, tant cet éclat la transperçait. […] Il s’arrêta lui aussi, pendant un court instant et sentit ressourcer en lui une fontaine de fraîcheur.

Tous les enfants, même chez Goudge, ne possède pas ce génie mais dans chacun de ses romans, l’un d’eux, presque toujours une fille paraît, ré-enchanter le monde : le remettre à l’endroit. 

Je me souviens de l’ombre des guerres napoléoniennes irisant La Colline aux gentianes. Ici, il est question des guerres du XXe siècles, de David, demeuré le fils unique de Lucilla, la matriarche du clan Elliot, ses deux frères disparus, gentil coquelicot, Mesdames, dans la bataille de la Somme et de Sébastien, antinazi allemand, dont femme et enfant ont péri, abattoir 5, dans le bombardement de Hambourg où lui n’était pas.

Elizabeth Goudge (1900-1984)

Nimbée de tristesse, inondée de lumière, l’œuvre de Goudge est l’œuvre d’une vieille fille qui se sera passionnée pour Teilhard de Chardin.  Son christianisme s’affirme fils de Charité plus que de Foi. Jamais dogmatique, elle convertit son lecteur au regard et à l’écoute du monde et des êtres. Aucun figurant dans cette œuvre où chacun, domestiques ou animaux, en une phrase, se voit doté d’un nom, d’un caractère, d’une personnalité et de biographèmes, laissant deviner la brèche.

Ici les enfants règnent, maîtres absolus d’un domaine dont ils savent les recoins avec leurs bottes de caoutchouc et sans ne se lasser jamais, arpentent le jardin, certains qu’elfes et prodiges les y rejoindront. Chacun, ici en ce jardin, attend son rayon vert et tous savent le miracle de l’heure bleue.

L’agonie de Sébastien borne le récit.

Venu de nul ne sait où, il arrive à Damerosehay pour y tenir le rôle inutile du secrétaire de David, comédien célèbre rencontré en Amérique. L’un triomphait dans Le roi Lear et l’autre encombrait un bienfaiteur qui l’avait recueilli à sa sortie d’un camp d’internement soviétique. Qui fut Sébastien ? Seule, Lucilia la grand-mère le reconnaîtra. Quelle tragédie l’a meurtri ? Quel lien, quelle nécessité commune l’attachent à David et au domaine ?

Le lecteur devra sagement attendre l’avant-dernier chapitre pour le découvrir mais il comprend beaucoup plus vite que Sébastien est venu en Angleterre pour mourir et que le sujet profond du livre est affaire de rédemption et de réparation. Toute l’originalité de Goudge tient à son art unique d’avoir anobli le roman conversationnel anglais de préoccupations toutes spirituelles. Elle convoque les grands thèmes qui firent la puissance et la gloire de Bernanos, de Graham Green et de Claudel, dans la langue la plus prosaïque qui se puisse, avec pour arrière-fond, les bobos des gamins, le chant du martin-pêcheur sous les étoiles, la préparation des dîners, des goûters et des pique-niques dans l’odeur de la pluie et le tohu-bohu bienheureux de l’infra-ordinaire.

Quelles raisons ont doté le romanesque anglais de ces qualités infinies, de cette certitude que les fées existent et que les enfants sont toujours thaumaturges ? Il me sera impossible d’y répondre ici. À cette intéressante question, il faudrait consacrer un volume entier, revenir longuement sur la découverte par les jumeaux d’une vieille peinture murale, représentant le miracle de Saint Eustache, étudier la fusion du merveilleux saxon avec le christianisme, y ajouter les séjours nombreux aux confins du monde où le religieux a conservé ses cicatrices païennes et animistes ou encore y voir l’unique manière de supporter l’humidité du climat et la noirceur des villes. Qu’y puis je si Lewis, Tolkien, Goudge étaient anglais. 

J’aimais en Barrès le portrait de l’enfant Emilienne, la petite sauvage, quand j’ignorais encore que la vieille Mary Robinson l’avait ensorcelé et qu’à ses côtés, il avait retrouvé son âme d’enfant, haïssant le collège et le vacarme des garçons. L’âme de cet enfant, naguère heureux seulement dans les jupes de sa mère, jadis hanté par les ombres de Rebecca et d’Ivanhoé, en route pour Jérusalem.

Les romancières anglaises ignorent Freud. Sans doute est-ce là la merveille, « quiétude in sexuelle » solfiait Barthes dans son Roland Barthes par lui-même.

Toutes avaient aimé sans retour et avaient réclamé et reçu de la littérature la vie dont elles seraient privées, la vie même, qu’au centuple, avec une complétude et une générosité sans pareilles, elle rendraient, subsumée, hypostasiée, à leurs lecteurs.

Sarah Vajda

Elizabeth Goudge, La Maison des sources, traduit de l’anglais par Yvonne Girault, Mercure de France, 20,50 eur

Laisser un commentaire