« Le Triomphe de la bêtise », pamphlet d’Armand Farrachi

Succès damné ?

Le Triomphe de la bêtise, pamphlet d’Armand Farrachi, ne manque pas de piquant(s), mais s’émousse assez vite, dans la mesure où il a toujours été dans la nature même de la bêtise d’être triomphante : si la bêtise savait qu’elle était bête, elle ne serait pas bête. Le fait qu’elle dispose aujourd’hui d’une diffusion plus large qu’au temps de Socrate change-til vraiment quelque chose à l’affaire et son triomphe actuel est-il autre chose qu’un succès éphémère ?

Le Triomphe de la bêtise est un livre très drôle : comme son titre le suggère, c’est un bêtisier du monde contemporain. L’auteur, Armand Farrachi, passe en revue les aberrations qui hantent notre vie quotidienne, si présentes que nous ne les remarquons même plus, et nous dirions qu’il a rédigé son catalogue « d’une plume alerte » si ce type de formule n’était précisément inclus dans les clichés qu’il voudrait proscrire. Une grande partie de ses critiques porte en effet sur la dégradation du langage, que ce soit dans la syntaxe approximative d’un président Sarkozy ou dans diverses formules martelées par les journalistes et servilement reprises par le commun des mortels (plus personne n’a aujourd’hui un père ou une mère, tout le monde a un « papa » ou une « maman » ; l’avenir s’est définitivement rebaptisé « le futur » ; il convient, après chaque catastrophe, d’accomplir un « travail de deuil », et Angoulême n’est plus Angoulême, mais « la capitale européenne de la bande dessinée »). Mais, si l’on n’éprouve qu’un intérêt limité pour les questions d’ordre linguistique, qu’on se rassure, on trouvera des développements tout aussi rageurs sur la publicité, la cuisine, la littérature, le Vendée-Globe, l’art contemporain ou, évidemment, sur la politique (l’ouvrage a pour sous-titre Le Gâteau au chocolat du président Donald Trump).

La charge ne laisse pas d’être convaincante, si convaincante même que le lecteur se surprend à vouloir compléter, ou préciser les listes proposées par l’auteur. Par exemple, victime de sa culture, celui-ci, lorsqu’il condamne l’emploi du mot anglais loser quand on veut parler d’un perdant, oublie de mentionner que les journaux français s’obstinent à l’hétérographier looser, avec deux -o, persuadés ‒  à tort ‒ que la seule transcription possible du son [ou] en anglais est -oo. Et le lecteur d’un certain âge se sent tout d’un coup très coupable d’avoir pu considérer à une certaine époque Jean Yanne ou Jacques Martin comme de simples pitres quand il découvre chaque jour en entendant « Les Grosses Têtes » l’inculture vertigineuse de certains complices de Laurent Ruquier. Le moindre mot latin est de l’hébreu pour eux  et, bien souvent, leurs repères  chronologiques semblent empruntés à des romans de science-fiction. Mais leur faute n’est pas tant de ne pas savoir ‒ car nul ne saurait prétendre être un pic de l’ami Randolph ‒ que de se vanter de leur ignorance, ou tout au moins de considérer que les questions sur lesquelles ils sèchent ne méritent que leurs ricanements.

Mais c’est là que les choses se compliquent : drôle au départ, le pamphlet de Farrachi, même compte tenu des outrances propres à tout pamphlet, devient un véritable chant de désespoir (c’est sur ce mot qu’il se conclut). Certes, Farrachi reconnaît que la bêtise n’est pas chose nouvelle, mais il ajoute que la fréquence et le triomphalisme qui désormais la caractérisent font d’elle un mal incurable. En d’autres termes ‒ bergsoniens si l’on veut ‒, on peut rire d’un homme qui tombe si l’on pense qu’il pourra se relever, on ne saurait rire d’un homme qui tombe dans un précipice. Et Farrachi nous dit que nous sommes cet homme-ci.

Péché d’orgueil, raillé à juste titre par Michel Serres dans son C’était mieux avant ! paru il y a juste un an. Chaque époque se plaît à penser qu’elle est « à part », quitte à revendiquer sa première place sur le podium au nom de sa médiocrité ! Mais la raison n’est pas ce qui règle l’histoire, et il peut arriver que, validant certaines erreurs, le temps les métamorphose en vérités, ou, inversement, qu’un processus d’« autorégulation » se mette en place. Bref, que Dieu écrive droit avec des lignes courbes. Sur certaines pratiques mercantiles de l’édition et sur l’imposture de maints bestsellers, Armand Farrachi devrait relire Illusions perdues. Quant à la dégradation du langage, songeons que les fins lettrés du temps jadis ont dû avoir un haut-le-cœur quand le mot aujourd’hui s’est glissé dans la langue (puisque hui, version simplifiée du latin hodie, signifie déjà « aujourd’hui »), ou lorsqu’on s’est mis à ajouter un -s à je croi (je crois n’est à l’origine rien d’autre qu’une faute d’orthographe), ou à dépouiller rhythme de son premier -h. Qu’on le veuille ou non, le vice d’hier peut devenir la vertu d’aujourd’hui. 

Enfin, car il est inutile de se perdre ici dans de longs développements, il n’est pas interdit de se demander, sans invoquer pour autant la « destruction créatrice », si la déperdition n’est pas, dans certains domaines, le prix à payer pour certains progrès réels. Farrachi se gausse de cette consœur qui explique qu’elle ne sait trop si, pour raconter qu’elle a croisé une femme noire dans la rue, elle doit dire « une femme », tout simplement, ou « une Noire », ou « une femme noire ». Il ne veut pas voir que, même si une telle question semble un peu oiseuse et représentative de certains excès du politiquement correct, ne serait-ce que parce qu’il est bien difficile de lui donner une réponse satisfaisante ou, plus précisément, définitive, elle est le résultat de toute une histoire, celle-là même à laquelle, paradoxalement, il se réfère pour condamner la modernité. Nous n’allons pas ici applaudir au « Casse-toi, pauv’ con » de Nicolas Sarkozy, et nous préférons de loin l’image présidentielle donnée par un De Gaulle, qui excluait qu’on pût simplement imaginer une scène pareille. Mais le régime gaullien était aussi celui où les responsables du journal télévisé étaient tenus d’appeler chaque jour, au début de l’après-midi, le ministère de l’intérieur, sinon le ministre lui-même, pour faire « approuver » la liste des sujets qu’ils comptaient aborder à 20h.

Bref, ce Triomphe de la bêtise n’est que la première moitié d’un livre dont la seconde reste à écrire. Le bon médecin n’est pas celui qui se contente de décrire le mal et de pronostiquer une issue fatale, mais celui qui cherche aussi à trouver des antidotes, même quand la situation semble désespérée, la réussite étant souvent le fruit d’échecs successifs. Il serait absurde de reprocher à Armand Farrachi de crier « Au feu ! » quand la maison brûle et quand la maison en question est la planète. Mais lorsqu’on s’égosille pendant une vingtaine de pages pour dénoncer le très dangereux pyromane Trump, on risque de perdre un peu de l’énergie qui pourrait servir à éteindre l’incendie.

 

FAL

Armand Farrachi, Le Triomphe de la bêtise, ou Le Gâteau au chocolat du président Donald Trump. Actes Sud, mai 2018. 12,50 euros

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