Les Affameurs, réédition luxueuse du classique d’Anthony Mann chez Rimini

La rivière sans détour

Édition combo chez Rimini du western d’Anthony Mann Les Affameurs. Où l’on voit que le genre n’avait pas attendu Sergio Leone pour être porteur d’ambiguïté.

Ce n’est pas tant le Technicolor — si senior friendly soit-il — qui trahit l’âge du western d’Anthony Mann Les Affameurs que la manière dont est traitée l’une de ses premières séquences, celle, rituelle, de l’attaque de la caravane par les Indiens. Les Indiens surgissent impromptu, de nulle part ; on nous dit simplement qu’ils appartiennent à une tribu vraiment très méchante ; nous n’en saurons pas plus. Pareille caricature serait inconcevable aujourd’hui, dans quelque film que ce soit.

Mais cette séquence est précisément tellement caricaturale que nous sommes amenés à nous demander si la caricature n’est pas consciente et volontaire. Pour renforcer nos soupçons, il y a cette flèche qui vient se planter dans le cou de l’héroïne, mais qui se retrouve dans le plan suivant vingt centimètres plus loin, sur son épaule… Manière pour Mann de nous dire que, dans ce western, les Indiens sont l’arbre qui cache la forêt. À ceci près que la forêt, en l’occurrence, n’est pas la forêt, mais son contraire — la ville, et, plus largement, la civilisation. Disons que la caractéristique permanente des Affameurs est une ambiguïté que seul viendra dissiper le dénouement. Le titre français n’est d’ailleurs pas loin de constituer un contresens par rapport au titre original, Bend of the River. Car, s’il y a bien des affameurs dans cette histoire, autrement dit des gens préoccupés par leur seul intérêt personnel et prêts pour cela à laisser toute une population littéralement mourir de faim, Bend of the River, autrement dit « la courbe du fleuve », est une formule évidemment métaphorique — même si un vrai fleuve intervient dans le récit — qui suggère que face à une situation donnée, deux options sont possibles, ce qui, on l’aura compris, pose la question de l’Histoire.

De quoi s’agit-il donc ? Ne serait-ce que pour rafraîchir la mémoire de ce journaliste de France-Culture qui affirmait péremptoirement il y a quelques semaines qu’une étude universitaire publiée cette année était le premier ouvrage en français jamais consacré à Anthony Mann, empruntons le résumé de ces Affameurs à l’Anthony Mann de Jean-Claude Missiaen édité il y a plus d’un demi-siècle dans la collection « Classiques du cinéma » : « Hors-la-loi repentis, Glyn McLyntock [James Stewart] et Emerson Cole [Arthur Kennedy] convoient des vivres pour une petite colonie agricole. Après s’être plusieurs fois mutuellement sauvé la vie, Cole met un terme à leur association en détournant les denrées. Abandonné au sommet du Mont-Hood, seul et sans arme, Glyn rejoint la caravane et tue son ancien ami dans un brutal corps-à-corps. »

Schéma hollywoodien on ne peut plus traditionnel : Boy meets girl — Boy loses girl — Boy meets girl again. À condition de remplacer girl par boy, bien sûr. Mais, nous dira-t-on, même si l’on procède à cette substitution, manquera toujours le troisième chapitre, puisque, si retrouvailles il y a, elles sont bien illusoires : ne débouchent-elles pas immédiatement sur la mort du second larron ? En fait, il n’y a pas à proprement parler de second larron, Cole n’étant que le double de McLyntock, autrement dit le tracé que pourrait, qu’aurait pu prendre l’existence de McLyntock si celui-ci ne décidait de choisir une autre orientation (bend). C’est cette identité initiale entre les deux personnages qui fait que le spectateur peut accepter sans difficulté le retour, pour ne pas dire la résurrection bien peu réaliste de McLyntock, abandonné sans cheval, sans vivres et sans arme au sommet d’une montagne : McLyntock n’a aucun mal à retrouver Cole puisque c’est à vrai dire avec lui-même qu’il a rendez-vous.

Dans le bonus proposé sur le combo édité par Rimini pour ces Affameurs, Mathieu Macheret et Bernard Benoliel soulignent fort justement l’alternance régulière entre action et contemplation qui ponctue tout le film, mais il faut bien voir que les moments contemplatifs sont probablement les plus actifs, puisque c’est dans ces moments-là que tout se joue véritablement. Certes, gunfghts, échanges de coups de poing et chevaux emballés ne manquent pas dans cette aventure, mais toutes ces séquences « mouvementées » sont expédiées aussi vite que celle des Indiens que nous évoquions plus haut.

Reste à savoir si, comme l’affirme un des articles qui composent le numéro de L’Avant-Scène Cinéma consacré au film et offert par Rimini en fac-similé — il est toutefois conseillé de se munir d’une loupe, car c’est un fac-similé miniature —, Bend of the River est le récit de « la fin de l’innocence », dans la mesure où, on l’a deviné, la rechute d’un Cole dans « le côté obscur de la force » est due à la découverte de l’or et à la mise en place d’un système économique dont l’inhumanité pourrait justifier le titre français Les Affameurs. Il nous semble, là encore, que la morale de la fable est un peu plus complexe, ce western symbolisant, comme presque tous les westerns, l’histoire des États-Unis. Perte de l’innocence ? Oui, si l’innocence, c’est la forêt, la nature et des échanges commerciaux se résumant au troc. Mais la nature, nonobstant l’exquise naïveté des couleurs du Technicolor, n’est pas dépourvue d’aspérités. La neige n’est peut-être pas celle du Grand Silence ou de John McCabe, mais elle est déjà là. Le fleuve n’est pas paisible d’un bout à l’autre et un certain nombre d’écueils viennent troubler çà et là son courant. Quant aux colons, si l’on veut bien admettre que certains d’entre eux sont mus par une vocation purement agricole, on ne saurait oublier que l’or qui va corrompre beaucoup d’entre eux ne s’est pas présenté sur leur chemin par hasard. C’était précisément ce qu’ils cherchaient.

Fin de l’innocence, mais celle-ci a-t-elle jamais existé vraiment ? Ce que nous dit peut-être Bend of the River, à travers son happy end qui n’est pas simplement de circonstance, c’est que l’innocence est une chose qu’il convient de construire et de reconstruire à chaque instant, parce que, comme le disait Cicéron, qui n’était pas américain, mais presque, il faut bien qu’à un moment donné les armes s’inclinent devant la toge. Autrement dit, cèdent la place au droit.

FAL

Bend of the River (Les Affameurs). Réalisé par Anthony Mann, avec James Stewart, Julia Adams, Arthur Kennedy. DVD, B-r et fac-similé du numéro de février 2019 de L’Avant-Scène Cinéma, avec plusieurs articles sur le film et sur Anthony Mann, et l’intégralité des dialogues (traduction française et texte original). Rimini, 29,99 euros.

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