Spielberg, mauvais génie ?

Étrange expérience en ce moment sur le Net : voir coup sur coup (puisqu’ils vont sortir à deux mois d’intervalle, en janvier et mars 2018) les bandes-annonces des deux prochains Spielberg : The Post (Pentagon Papers en bon français) et Ready Player One. D’un côté, un film adulte et austère, dans le style des Hommes du président, faisant revivre le début des années 70. Deux journalistes du Washington Post, incarnés par Tom Hanks et Meryl Streep, dénoncent les mensonges du Pentagone sur la guerre du Viêt Nam. De l’autre, un film de SF pour ados, course au trésor délirante dans un gigantesque jeu vidéo en réalité virtuelle, à l’imagerie dégénérée. Un torrent d’images de synthèse, charriant jusqu’à la nausée des références cinématographiques geek (Freddy Krueger, Le Géant de fer, les productions… Spielberg).

 

Spielberg, un réalisateur schizophrène ?

Comment un cinéaste peut-il faire un si grand écart ? Spielberg est-il donc schizophrène ? Je ne parle pas tant d’écart thématique puisque les deux films, au fond, traitent du même sujet. Dans le passé ou dans le futur, il s’agit du mensonge fait au peuple par des institutions cyniques ; aucun rapport avec notre époque, heureusement. Non, je parle d’écart de style, un écart si grand qu’on se demande s’il s’agit du même cinéaste.

 

Un cinéaste caméléon

Un jour, Spielberg a déclaré, sans doute par cet excès de modestie qui le caractérise en interview, qu’il n’avait pas vraiment de style personnel. Un propos surprenant et presque « mensonger », puisqu’il fait partie des cinéastes dont on reconnait le style au bout de quelques secondes ! En effet, outre sa propension à suivre les pas de héros ordinaires dépassés par les événements, nous reconnaissons tout de suite le dynamisme, l’inventivité et la fluidité du découpage, avec ses multiples entrées d’objets dans le champ  (les fameux « signes » à décrypter, comme le disait si bien son premier exégète français, Jean-Pierre Godard ; une manière d’interactivité avant l’heure). Mentionnons aussi ses travellings avant sur le visage effaré des personnages, sans parler des éclairages contrastés ou irisés, souvent à contre-jour. Ce que Spielberg a peut-être voulu dire par « absence de style », c’est sa capacité à se fondre dans le décor et l’ambiance d’une époque. A bien y réfléchir, ce cinéaste n’est pas tant un schizophrène qu’un caméléon. En ce sens, il se rapproche davantage d’un Kubrick et d’un Coppola que d’un Fellini ou de tout autre cinéaste « égocentrique » à univers unique. Plus exactement, ses films imitent les codes visuels de chaque époque abordée afin de mieux plonger le spectateur dans l’histoire (et l’Histoire), lui donnant une sensation immédiate de reconnaissance et de « crédibilité ».

 

Steven Spielberg sur le tournage de ET l'extra-terrestre
Steven Spielberg fêtant à sa manière Halloween sur le tournage de E.T.

 

De la mémoire collective des films

Ce pouvoir de « disparaître » à volonté (même en interview), est-ce de la manipulation ? Pas vraiment. Spielberg possède le génie instinctif de son medium (rappelons qu’il n’a pas fait d’école de cinéma, ce qui ne l’a pas empêché de filmer magistralement Duel en quinze jours, à l’âge de vingt-quatre ans !) et, de fait, il ressent le besoin presque tactile de reproduire les images documentaires, télévisuelles ou cinématographiques qu’il a mémorisées depuis l’enfance. Obsédé à l’idée de rester connecté à son public, cherchant constamment à lui faire des clins d’œil (1), il sait que nous avons mémorisé, nous aussi, les mêmes films, les mêmes documents. C’est par cette mémoire fondée sur 150 ans d’images (des premières photographies du 19e siècle aux images de synthèse contemporaines) qu’il établira avec nous sa connexion et c’est par elle qu’il nous fera réfléchir sur la période ou le genre étudiés. Ainsi, pour La Liste de Schindler, il imite le cachet brut, en noir et blanc tranché, de l’iconographie des années quarante, car pour lui, c’est une époque qui « ne se conçoit qu’en noir et blanc ». Pour Il faut sauver le soldat Ryan, il reprend le cachet « Kodak chrome délavé » des documentaires de George Stevens, effectués pendant le second conflit mondial : tristesse de l’image, pour mieux rendre compte du sacrifice de nos pères, en des temps plus austères et plus durs…

 

Un cinéma d’imitation

Cette imitation, qui est surtout une exploration méticuleuse de « l’imagerie » d’une époque, est le plus souvent cinématographique, puisque le 20e siècle a été le siècle du cinéma. Notre vision de la Vie et de l’Histoire a été totalement (dé)formée par lui : les Indiana Jones reprennent évidemment, en moins ringard tout de même, l’aspect artificiel des serials. Je me souviens d’une phrase très juste du journaliste Marc Esposito au moment de la sortie de la Dernière croisade, en 1989 : « Là où Spielberg et Lucas forcent le respect, c’est qu’ils réalisent ces sujets de série B avec autant de génie et de méticulosité que Coppola mettant en scène Apocalypse Now. ». La Couleur pourpre joue avec nos souvenirs du technicolor d’Autant en emporte le vent et de ses amples mouvements de grue. Munich imite le réalisme effrayant de William Friedkin, émanant, ce n’est pas un hasard, de l’époque décrite (début des années soixante-dix). Le Pont des espions reprend les codes visuels des films d’espionnage des années soixante (cinémascope rigide, photo froide), traduisant à merveille la sévérité du conflit Est/Ouest. Cheval de guerre revisite, en couleur, l’expressionnisme américain de John Ford et Frank Borzage. Ces derniers, influencés par Murnau dans les années trente, filmèrent la ruralité comme un paradis et la Grande Guerre comme un cauchemar. Il n’est pas jusqu’aux Dents de la mer, film a priori sans ancêtre visuel, qui reprend, dans sa seconde partie, le dynamisme des films d’aventures maritimes de Michael Curtiz…

 

Steven Spielberg sur le plateau de Jurassic Park
Sam Neil, Steven Spielberg et Laura Dern sur le tournage de Jurassic Park.

 

Créer sa propre imagerie

Je vous laisse le plaisir de retrouver les codes visuels sur lesquels se fondent Sugarland Express, Lincoln, A.I. ou 1941, ainsi que bien d’autres (le corpus de Spielberg est désormais immense), tout en reconnaissant les limites de mon raisonnement en ce qui concerne Rencontres du troisième type, E.T. ou Poltergeist. Ici, on peut dire que le cinéaste crée pour l’occasion sa propre imagerie : la banlieue américaine, banale le jour, transfigurée la nuit par le « spectacle sons et lumières » de créatures freudiennes venues « d’ailleurs », du  ça  de leur auteur, probablement… Une imagerie typiquement spielbergienne qui sera reprise à son tour par d’autres, dont Stranger Things, une fameuse et récente série télé.

 

Le cinéma de demain

Quant à Tintin, Le Bon Gros Géant ou le futur Ready Player One, films entièrement (ou presque) en images de synthèse, ils permettent à Spielberg d’explorer le medium de l’avenir. Sur ce plan, qu’on se le dise, il ne sera pas distancé par les jeunes ! Mais après tout, n’est-ce pas lui qui a initié, avec Jurassik Park, pour le meilleur (?) et surtout pour le pire (désincarnation totale du cinéma grand public), l’image de synthèse photo-réaliste ?

 

Steven Spielberg sur le tournage d'Indiana Jones et la dernières croisade
Steven Spielberg sur le tournage d’Indiana Jones et la dernière Croisade

 

Ainsi, depuis presque cinquante ans, il est là. Il nous observe. Il nous comprend. Il attrape le zeitgeist, l’esprit du temps, à moins que ce ne soit le poltergeist, l’esprit frappeur. Il le traduit en images comme personne. Des images, ou plutôt des « choses », qui remontent du fond des âges : la violence, l’espoir, le traumatisme de la séparation. Qu’on le veuille ou non, il nous donne ce que nous avons envie… ou peur de voir.

 

Claude Monnier

 

(1) Cette manie du clin d’œil est à la fois la source de son succès phénoménal et son talon d’Achille, puisqu’il ne peut s’empêcher de faire des « gags », même au cœur d’un camp de concentration ou sur les plages du débarquement allié ! Deux exemples parmi des dizaines : au début du Soldat Ryan, une balle se loge dans le casque d’un soldat ; ce dernier le retire pour le contempler, tout heureux du miracle… et prend aussitôt une balle dans le crâne ; dans La Liste de Schindler, pendant qu’un nazi cherche, en vain, à tirer une balle dans la tête d’un Juif (son pistolet s’est enrayé), une colonne de prisonniers passe à toute vitesse dans l’arrière-plan, comme dans un dessin-animé ! Il est évident que pour Spielberg, ces « gags » sont une illustration tragi-comique de l’absurdité des guerres (et de la vie tout court), mais cela crée bien sûr des polémiques : outre la colère de Claude Lanzmann, pensons à celle de Paul Verhoeven, qui accusait Spielberg d’avoir mis en scène la Shoah comme un Indiana Jones

 

 

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