Nietzsche, Œuvres complètes II en Pléiade
Enfin ! Il se sera écoulé 19 ans entre la parution du premier tome des œuvres complètes de Nietzsche dans la mythique collection « La Pléiade » et ce si attendu deuxième tome. Humain, trop humain — Aurore — Le Gai Savoir, trois textes du philosophe allemand, père de l’éternel retour, à savourer, à relire, et à méditer !
Premiers moments de la philosophie nietzschéenne
Le tome II de la Pléiade regroupe les trois premiers livres qui marquent la maturité, après les œuvres de jeunesse, la philosophie intempestive et les premiers élans dionysiaques. Publiés entre 1878 et 1871, les deux tomes d’Humain, trop humain, avec son merveilleux « Voyageur et son ombre », Aurore et le Gai savoir marquent le tournant métaphysique de Nietzsche, ses premières slaves contre la morale chrétienne, et sa quête du surhumain. Premiers moments d’un long vagabondage dans le monde de la connaissance. Avec Humain, trop humain Nietzsche entreprend un long voyage sans fin à la recherche d’une vérité qu’il sait illusoire :
Qui est parvenu ne serait-ce que dans une certaine mesure à la liberté de la raison, ne peut rien se sentir d’autre sur terre que Voyageur. Pour un voyage toutefois qui ne tend pas vers un but dernier car il n’y en a pas. Mais enfin, il regardera les yeux ouverts à tout ce qui se passe en vérité dans le monde. Aussi ne devra-t-il pas attacher trop fortement son cœur à rien de particulier. Il faut qu’il y ait aussi en lui une part vagabonde dont le plaisir soit dans le changement et le passage. »
Deux moments importants forment l’épine dorsale de l’œuvre de Nietzsche : son travail contre les illusions métaphysiques de la vérité, et l’affirmation de son immoralisme. C’est donc le moment, avec Humain, trop humain, et ses ouvrages suivant, de son entreprise de critique totale. C’est le moment de l’exaltation, de la surabondance, mêlée à des périodes de petite santé. Si le corps est tiré vers des fonds très obscurs, l’esprit au contraire connaît des élans d’enthousiasme et des surgissements vertigineux qui le conduisent vers les sommets et la passion de ces sommets.
La seconde période de Nietzsche l’immoraliste
Nietzsche, malade et s’enfonçant dans la solitude, prend conscience que la philosophie de la grande santé peut procéder de la maladie.
Le penseur, et de même l’artiste, qui a mis en sûreté le meilleur de lui-même dans des œuvres, ressent une joie presque maligne quand il voit comment son corps et son esprit sont par le temps brisés et détruits lentement, comme s’il voyait d’un coin un voleur travailler son coffre-fort, sachant, lui, que le coffre est vide et que tous ses trésors sont sauvés. »
Dans la maladie, il voit donc un point de vue sur la santé ; dans la santé un point de vue de la maladie. La maladie de la civilisation étant l’instinct de décadence, dont la morale en est un des symptômes. En évaluant la maladie à partir de la santé, puis la santé à partir de la maladie, Nietzsche opère un renversement, un déplacement de perspectives et fonde sa méthode dans la transvaluation des valeurs, réanimant ainsi les forces vives de la pensée. C’est ainsi que l’évaluateur, l’artiste part en guerre contre la morale, morale des faibles, évaluant la vie à porter des fardeaux, pourfendeur de la métaphysique de Socrate, de la moraline kantienne, opposant aux forces réactives la volonté de puissance.
La soumission aux lois de la morale peut être provoquée par l’instinct d’esclavage ou par la vanité, par l’égoïsme ou la résignation, par le fanatisme ou l’irréflexion. Elle peut être un acte de désespoir comme la soumission à l’autorité d’un souverain : en soi elle n’a rien de moral. »
C’est donc cette seconde période que reprend dans cette édition Marc de Launay (l’auteur du premier tome) accompagné cette fois-ci du spécialiste Dorian Astor (auteur de l’indispensable Dictionnaire de Nietzsche). Cette période qui court de 1876 à 1882 environ, dans laquelle la science, sa méthode et sa rationalité, devient le meilleur rempart contre la métaphysique, et qui tranche avec le dédain que Nietzsche avait pour elle dans sa première période. Une science partit à l’assaut de la métaphysique, non sans être accompagnée de la philosophie, ordonnant le chaos et la métaphysique.
Quand on vit seul, on ne parle pas trop fort, on n’écrit pas trop fort non plus : car on craint la résonance du vide — la critique de la nymphe Écho. Et toutes les voix sonnent différemment dans la solitude ! »
Nietzsche, philosophe de la mort de Dieu
« Gott ist tot », Dieu est mort, est l’une des formules les plus connues de Nietzsche. Celle-ci arrive pour la première fois, dans une première version, dans « Le voyageur est son ombre » à l’aphorisme 84. Puis, dans le Gai savoir, aux aphorismes 108, 125, et 343.
Dieu est mort ! Dieu reste mort ! Et c’est nous qui l’avons tué ! Comment nous consoler, nous les meurtriers des meurtriers ? Ce que le monde a possédé jusqu’à présent de plus sacré et de plus puissant a perdu son sang sous notre couteau. — Qui nous lavera de ce sang ? Avec quelle eau pourrions-nous nous purifier ? Quelles expiations, quels jeux sacrés serons-nous forcés d’inventer ? La grandeur de cet acte n’est-elle pas trop grande pour nous ? Ne sommes-nous pas forcés de devenir nous-mêmes des dieux simplement — ne fût-ce que pour paraître dignes d’eux ? »
Triomphe de la science, triomphe du nihilisme passif, triomphe de la dégénérescence des sociétés européennes, triomphe de la maladie de nos civilisations, on retrouve dans la psychologie nietzschéenne, une typologie des profondeurs qui souligne les étapes qui nous conduit à cette mort : le ressentiment, la mauvaise conscience, l’idéal ascétique, la mort de Dieu est cet événement bruyant mais non suffisant qui nous conduit au dernier homme. Cet homme qui veut périr. Comme tout est vain, pourquoi ne pas s’éteindre doucement mais sûrement.
Résolument une lecture pour notre temps. Lecture critique d’une époque, et d’une décadence annoncée. Nietzsche ou l’affirmation de la plus haute puissance de la volonté. On attend avec impatience le tome 3 de la Pléiade. Annoncé pour 2021, si je m’en tiens à une confidence de Dorian Astor.
Marc Alpozzo
Frédéric Nietzche, Œuvres II, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », mars 2019, 1568 pages, 65 eur (Prix de lancement jusqu’au 31 décembre 2019). LE volume contient : Humain, trop humain — Aurore — Le Gai Savoir
Trad. de l’allemand par Dorian Astor, Julien Hervier, Pierre Klossowski, Marc de Launay et Robert Rovini. Édition publiée sous la direction de Marc de Launay avec la collaboration de Dorian Astor