« Les Diables de Cardona » de Matthew Carr

Dans une Espagne divisée mais tenue serrée sous la contrainte de la Sainte Inquisition, des troubles apparaissent. Cette fois il ne s’agit pas de brigandage, ce qui importe peu, mais du crime d’un prêtre, en Aragon, région où la population a été convertie par la force et reste attachée à ses anciennes croyances morisques. Certes, c’était un porc, mais sa charge a été profanée aussi bien que son corps. Nous sommes en 1584, à la vieille d’un déplacement royal et la région doit être apaisée et sécurisée, et éviter la sédition. C’est la mission qui est confiée à Bernardo de Mendoza (1), ancien soldat, humaniste issu d’une famille juive, et magistrat à Valladolid. Son enquête, avec son scribe et ses quelques hommes d’armes, forme la trame des Diables de Cardona, polar historique très dense de Matthew Carr.

 

un polar cultivé

Comment enquêter, dans une région hostile, quand on représente l’ennemi et qu’il faut réussir coûte que coûte sans relier contre soi toute la population ? C’est toute l’habilité et la sagesse de Bernardo de Mendoza qui devra être employée pour y parvenir. Car outre le prêtre, il y a d’autres victimes : des religieuses violées, des bergers et des chrétiens assassinés… comme si ce déchaînement de violence et de barbarie était le pendant cathartique d’une souffrance vécue au quotidien par les adversaires de la foi chrétienne, et que seuls ces actes ignobles pouvaient expurger le mal. Et toute la région, bien qu’on devine qu’une bande seule est derrière ces exactions, avec un meneur charismatique et très motivé, protège ces diables qui sont comme son âme sombre et vengeresse… D’autant plus que les Seigneurs locaux ont un vrai grand pouvoir et une vraie grande liberté, et qu’il faudra ajouter la diplomatie pour parvenir à ses fins

Roman policier à l’intrigue très alambiquée et jouissive, fresque historique de grande tenue, un roman d’aventure (et de cape et d’épée, quasiment), Les Diables de Cardona est aussi une réflexion sur la condition humaine en un temps où les esprits, les corps et les âmes sont contrôlés par une seule voix, une seule foi, et qu’en somme la liberté n’existe pas. Il pose également une question plus essentielle, car c’est à Valladolid que règne les tartuffes couverts des beaux atours de la respectabilité mais assis bien à l’aise sur la puanteur du mal : le vice naît-il d’une apparente vertu ? De même, cette Espagne du XVIe siècle n’est-elle peinte dans ses travers que pour inciter le lecteur à regarder notre temps et à en apprécier les mœurs (droit des femmes, peine de mort, liberté sexuelle, etc.) comme pour nous inviter à les protéger d’autant plus contre une éventuelle nouvelle forme d’obscurantisme religieux ?

 

 

D’une écriture sobre et maîtrisée, qui tient le lecteur en équilibre parfait entre les avancées d’une enquête policière et les informations historiques qui permettent de bien comprendre toute la pesanteur d’une époque, Les Diables de Cardona est une petite merveille. Matthew Carr joue habilement sur la peur qui, de chaque côté, terrasse les hommes simples, dans cette période où la foi terrorisait ses adversaires (qu’ils soient avérés ou supposés peu importe) et où les monstres avaient les habits de la respectabilité.

 

Loïc Di Stefano

 

Matthew Carr, Les Diables de Cardona, traduit de l’anglais par Claro, Sonatine, avril 2018, 440 pages, 23 euros

 

(1) On lui trouvera forcément des faux-airs de Guillaume de Baskerville, le moine franciscain enquêteur du roman d’Umberto Eco, Le Nom de la Rose. Qu’ils soient tous les deux accompagnés de leur disciple accentue encore le rapprochement.

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