« Les Etoiles sont légion », Kameron Hurley, space-opera organique ?
Kameron Hurley : Les étoiles sont légions. Un Space Opera organique !?
Les étoiles sont légions, la première traduction en France de Kameron Hurley chez Albin Michel était très attendue. Annoncée comme une nouvelle prodige sur la scène de la Science-Fiction et de la Fantasy, ou pour le moins comme une nouvelle voix très décalée, cette auteure était forcément scrutée. Alors bonne pioche ou pas pour la toute nouvelle collection Albin Michel imaginaire ?
Un Space opera, seulement ?
Effectivement, le récit que nous donne à lire l’auteure se revendique comme un Space Opera. Si, dès le début son personnage de Zan est forcément floue car amnésique, elle revêt vite, malgré tout, des habits de générale, de cheffe d’armée. Combattante déroutée dont la réalité est connue : un monde spatial en guerre. Mais doublement étonnant. Un background de technologies organiques d’abord constitue la structure du monde pour lequel Zan doit, ou croit, se battre comme SON monde. Et Katazyrna, ce monde, n’est que l’un des vaisseaux vivants composant l’amas nommé Légion qui erre dans cet espace inédit.
Ce que je vois me stupéfie. Dans le ciel noir mat saupoudré d’étoiles flottent d’énormes globes, comme accrochés à des ficelles dans le néant, et ils orbitent lentement autour d’un nœud de clarté enveloppé de brume. »
Ensuite, on comprend vite que les individus composant ces sociétés sont uniquement des femmes. Combattantes, Seigneures, sorcières (scientistes étranges et folles), bas-mondistes…Le canevas tissé est donc exclusivement féminin. Soit.
Une étrange guerre de survie
Or les rivales des Katazyrna sont les Bhajava. Les unes et les autres s’entredéchirent de plus en plus violemment pour la possession d’un monde appelé la Mokshi.
Il semble être le dernier espoir de l’amas. Car depuis quelques cycles, tous les mondes sont malades et le simple recyclage des mondes, qui se dévorent les uns les autres, ne suffit plus à la survie des biotopes. Et la Mokshi est l’unique vaisseau-monde apte à quitter l’amas mourant (pourquoi ?)
Zan, seule combattante a avoir pu s’approcher au plus près de ce globe, abrite un secret aux tréfonds de son esprit. Elle est l’autre enjeu du récit.
Surtout, elle est la compagne de Jayd, l’autre binôme de l’histoire. Qui rapidement se transforme en rivalités complexes.
Un Roméo et Juliette de l’espace, sans Roméo
Car dès l’apparition de Jayd au chevet de Zan, on comprend que le ressort du récit sera la quête de sa mémoire. Au risque de détruire le lien qui les unissent. De la sacrifier. Un secret sous une trahison, et inversement ? Le prix sera une bataille sans merci. Entre survie, amour et raison d’état. Dans des mondes où tout est recyclable, pour alimenter les digesteurs que sont les habitats des vaisseaux-mondes, se fondre dans le monde prend tout son sens. Baâls volants dévoreurs de ses filles.
Une alliance avec la reine rivale des Bhajava entraînera alors une succession d’événements radicaux.
Une Fantasy déguisée et genrée qui fait pschitt
Mais à force de vouloir nous désarçonner par un environnement anatomique spongieux par trop envahissant, Kameron Hurley parasite son récit. Et la plus brillante de ses idées : une première aventure SF totalement feminisée. L’ambiance de matrice permanente, d’organisme monde muté en métastase dermique, surjoue ce que l’on aurait très bien lu sans cet abus là. Une fantasy revisitée faite de quête et de guerre où le motif prégnant de femme brutale, chère à l’auteure, faisait la force du lien et le plaisir de lecture.
La descente aux enfers de Zan, dans le bas-monde intérieur de Katarzyna est LE tour de force et le stéréotype assumé du livre. Pour reconquérir son identité, Zan devra remonter les niveaux du monde , construire une nouvelle famille et accoucher (littéralement) de son secret. Jaillir hors du monde, renaître hors de la matrice-ventre du vaisseau.
Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué
Sans être grand clerc des arcanes et des motifs cachés dans le tapis de Kameron Hurley, on devine donc l’intention louable de celle-ci. Relier deux matrices, le mot est central, d’un récit autour de figures féminines en quête de multiples objectifs. Comme les compagnes qui suivent Zan dans sa remontée des bas-fonds et auxquelles on s’attache vraiment. Das Muni la vieille sorcière, Arankadash la soldate tribale et Casamir l’exploratrice sceptique. Chacune en quête aussi d’une certaine rédemption ou de son refus : la transmission, la vie, coûte que coûte.
Les protagonistes sont dès lors plus des révélateurs de la quête classique d’une Fantasy lambda, avec le duo habituel force et ruse en archétype. Quelque soit l’habillage en fonds, la tentative de nous faire accroire que le biais d’une sexuation inédite rendra la recette originale, on ne décèle en rien une évidente plus valu. La forme prime le fonds.
Inventivité et coup de théâtre
Malgré tout, reconnaissons à l’ensemble une belle créativité. Langagière, esthétique et scénaristique. De ce créationnisme dynamique propre à feue la science-fantasy, si longtemps délaissée depuis le maître Jack Vance. Et aussi une réelle volonté volonté de donner à voir un « autre » proche et distant. Cet autre qui a alimenté l’auteure à l’école du new-weird qu’elle revendique en tant que lectrice assidue à ses débuts (lire son entretien sur le site de l’éditeur).
Quant à moi, je ne désespère pas de voir poindre avec cette auteure ou d’autres à venir, une grande voix queer et transgenre, digne de ces grandes dames de la SF en mode speculativ fiction que sont Ursula Le Guin et Elisabeth Vonarburg. Pourquoi pas ? Surtout, ce mouvement puissant qui sourd pour faire naître à tout prix un style absolument dégenré me semble par principe inutile.
La Science-Fiction par essence, EST une littérature de l’altérité. Point besoin de matriarcat. L’essentiel est ailleurs. »
En attendant, et ce n’est pas la moindre réussite de Madame Hurley, je m’en vais relire La Main gauche de la nuit de Madame Le Guin et Chroniques de la maison des mères de Mme Vonarburg.
C’est si subtilement pensé et si superbement écrit.
Marc-Olivier Amblard
Kameron Hurley, Les Etoiles sont légion, traduction de l’anglais (USA) par Gilles Goullet, Albin Michel, « Imaginaire », octobre 2018, 416 pages, 22 euros