Lettres d’amour d’un président de la République
Nul n’ignore aujourd’hui que François Mitterrand était la complexité dans l’unité, qu’il avait un goût immodéré et averti pour les belles lettres. Aucun autre homme politique ayant exercé aux plus hautes fonctions de l’État ne peut s’en vanter à ce jour. Dans les mille deux cents Lettres à Anne, c’est d’une plume affûtée que Mitterrand couche son amour et se raconte avec un mélange de pudeur et d’impudeur mêlées. Du grand art épistolaire !
C’est l’histoire d’une rencontre. Et cela commence par un livre, un livre sur Socrate édité en Suisse. Cela débute par une lettre d’excuse de ne pas trouver ce « Socrate » pourtant promis. Et puis l’été suivant, alors qu’il la voit jouer dans Les Justes de Camus, l’homme politique tombe d’amour ; s’en suit une correspondance amoureuse et c’est d’abord une amitié intellectuelle. Mille et quelques lettres que, de 1962 à la mort du président Mitterrand en 1995, adressées à Anne Pingeot, cachée mais néanmoins sa compagne et bientôt la mère de Mazarine, aimée, adorée, et destinataire d’une correspondance flamboyante.
5 novembre 1971, mon Anne bien-aimée, Ce n’est pas l’anniversaire de rien que je sache, en vérité. J’ai pourtant envie de t’écrire comme s’il s’agissait de célébrer la constance des années autour d’une fête qui serait la nôtre. […] Anne, tu as été mon amour invariable, le grand vent de ma vie, tu l’es. […] Il n’y a pas de mots, pas de gestes. Je commence à t’aimer plus que moi. J’ai envie de dire des choses futiles : ma délicieuse, ma musique, ma chérie pour taire les choses graves qui m’occupent, ô ma grâce et ma lumière. »
François Mitterrand a déjà 48 ans lorsque en 1964, va naître pour une jeune fille de 20 ans un amour ravageur, tapageur, dévastateur alors même que, sa vie est déjà presque derrière lui, marié, trois enfants et un long passé ministériel. Mais ce qui se trame depuis déjà des mois, et que ces lettres parviennent, bien pudiquement, mais tout de même, à nous faire découvrir, ouvre sur quelque chose d’inouïe et de bien inattendu. Trente ans plus tard, ce sera le 22 septembre 1995, la dernière et ultime lettre à Anne Pingeot :
« Tu as été la chance de ma vie. Comment ne pas t’aimer davantage ? »
Jeune fille en quête d’absolu, amoureuse de son vieil amant, mais aussi désireuse d’être une fille de son âge, elle vit sa vie comme si de rien n’était, ce qui rend François Mitterrand fou de jalousie, qui, consterné, écrit : « Quand je pense que de votre côté, Alain et Jean-Baptiste et tous les autres sont à la fête, appellent au bigophone, sont reçus bras ouverts, vous emmènent danser, sont considérés, vous gardent jusqu’à 5 heures du matin, bref, font d’Anne tout ce qu’ils veulent. Je n’ai plus qu’une ressource : être aimé de vous. Mais comment être aimé d’un monstre mi-caillou mi-bonne soeur ? » Pourra-t-elle l’aimer d’un amour unique à son âge sans résister à entrer dans les codes, les règles sociales de bienséance, ou tombera-t-elle dans les bras de ce « jeune homme qui t’aime, que tu pourrais aimer. Le mariage. L’état social, familial, religieux […] l’accord retrouvé avec ce en quoi tu crois et qui t’est si précieux ».
Anne Pingeot a accepté de publier ces lettres en 2016, dévoilant une bonne part de leur vie intime. Leur lecture est un délice, tant le style est splendide, le récit fort et beau, au point que nous nous sentons avec un bonheur non dissimulés les voyeurs joyeux, des voleurs de l’intime.
Alors qu’est-ce qui nous séduit tant si ce n’est ce que François Mitterrand écrit sous la forme de quelques lignes :
Je crois que je peux t’aimer comme une femme est rarement aimée. Je crois que j’ai la force qui fera de notre histoire la beauté d’une vie. »
Il demeurera toujours quelque chose de mystérieux dans cette correspondance. Ces lettres d’un homme mystérieux qu’elle aura aimé, et qui, même s’il n’expose pas sa vérité, en dévoile une partie ô combien surprenante, mêlant relation amoureuse, travail et vie politique, les trois faisant l’objet de la lumière émergeant de la part de ténèbres d’un homme, dont l’histoire, les fantasmes, et les ombres s’inscrivent dans le récit d’un homme et d’une époque.
Marc Alpozzo
François Mitterrand, Lettres à Anne, 1962 – 1995, choix, Gallimard, « Folio », septembre 2018, 1008 pages, 11,40 eur