« L’homme au pistolet d’or » : Roger Moore est-il vraiment un saint ?
James Bond ou l’éternel retour… Daniel Craig va reprendre le smoking de 007 pour la dernière fois (début du tournage en décembre, sous la direction de Danny Boyle) et bien sûr les producteurs pensent déjà à sa succession. L’occasion pour Boojum de s’interroger sur cette fameuse « passation de pouvoir », qui tient du « meurtre symbolique », comme le prouve l’épisode le plus méconnu de la saga : L’Homme au pistolet d’or.
Révolution de palais au début des années soixante-dix : le roi Sean abdique, le prince Roger prend sa succession dans Vivre et laisser mourir (1973). Certains parlent d’usurpation. Un an plus tard, le roi Moore poursuit sa période de transition avec L’Homme au pistolet d’or. Pour beaucoup, c’est un épisode morne, qui souffre d’une intrigue minimaliste, se résumant à un duel entre Bond et Scaramanga (Christopher Lee). Mais vu sous un certain angle, ce manque de vie et ce minimalisme amènent une lecture bien plus « perverse » qu’il n’y paraît.
Explications : on le sait, Scaramanga est le double de 007, un tueur comme lui, mais au service du Mal. Son ombre au sens jungien du terme. Dans son ouvrage Bond, l’espion qu’on aimait (1), Frédéric Albert Lévy écrit d’ailleurs :
Elégance de Lee, diction parfaite, ironie condescendante, moue dédaigneuse. Allez, disons-le : ce méchant est, sinon plus bondien, du moins plus flemingien que Bond lui-même. »
Et, en effet, le réalisateur Guy Hamilton ne laisse aucun doute : il suffit de voir la virtuosité avec laquelle Scaramanga exécute Hai Fat, l’homme d’affaires chinois, avec un bon mot en guise de pirouette finale, pour imaginer d’un seul coup l’acteur Christopher Lee à la place de Sean Connery dans Goldfinger ! Du reste, au début des années soixante, Fleming n’avait-il pas songé à Lee, son cousin par alliance, pour interpréter James Bond (2) ?
Par ailleurs, sans être un grand psychologue, on peut penser raisonnablement que Roger Moore, malgré ses bons mots face à la presse, a été blessé par le dédain de certains fans préférant à jamais Sean Connery. Il suffit d’écouter les commentaires audio de Sir Roger sur les DVD/Blu-ray de la saga pour deviner, derrière l’humour savoureux, une certaine amertume. Par exemple, dans celui de Dangereusement vôtre, il se souvient de la réaction de son jeune fils quand, en 1973, il lui a annoncé avec fierté qu’il allait jouer James Bond : « Mais, Papa… James Bond, ce n’est pas Sean Connery ? ». Sans oublier d’autres commentaires audio où l’expression « mon James Bond » revient régulièrement… De là à penser que, en tant qu’homme (et père !), Moore a été touché dans son orgueil, si ce n’est dans sa virilité, il n’y a qu’un pas. L’anecdote sur le fiston et l’usage répété du possessif montrent, en creux, que, pour Moore, Connery n’était pas seulement un collègue l’ayant précédé dans un rôle, mais un rival « à abattre ».
De fait, avec tous ces paramètres en tête, et en accord avec Aristote, qui était un grand fan de James Bond, je propose le syllogisme suivant à propos de L’Homme au pistolet d’or :
1 – Prémisse majeure : Sean Connery est James Bond.
2 – Prémisse mineure : Christopher Lee, dans ce film, est James Bond.
3 – Conclusion logique, par déduction : Christopher Lee est Sean Connery.
De manière consciente ou non, Moore a vu en Lee/Scaramanga une occasion d’abattre, non pas le double maléfique de James Bond, mais… le James Bond de Sean Connery ! L’affrontement final entre les deux adversaires, qui se déroule au milieu de toiles en trompe-l’œil (le Luna Park de Scaramanga), sur fond noir, avec des mannequins de cire appartenant à différents genres hollywoodiens, n’évoque-t-il pas un écran de cinéma symbolique ?
L’Homme au pistolet d’or relaterait ainsi le duel à mort entre Moore et Connery.
Dès lors, loin d’être un épisode mineur, ce film devient majeur dans le parcours de Roger Moore : il se débarrasse une bonne fois pour toutes du fantôme de Sean Connery. Admirez d’ailleurs le coup de génie de Guy Hamilton : à la fin du duel, dans le Luna Park, l’acteur quitte son état de mannequin de cire, il prend vie pour tuer Lee/Connery. Et, en prenant vie, il accède enfin à la liberté.
La liberté de régner comme il l’entend dans son royaume. La liberté de devenir son James Bond. Ce qu’il fera dès l’épisode suivant : L’Espion qui m’aimait…
Claude Monnier
(1) Frédéric Albert Lévy, Bond, l’espion qu’on aimait, préface de Michael Lonsdale, Hors-Collection, juin 2017, 320 pages, 18,50 euros
(2) Il existe une photo promotionnelle de 1974, facile à dénicher sur le Net, où Christopher Lee pose malicieusement avec son pistolet croisé sur sa poitrine… comme Sean Connery !