Sea, Sex and (Colonel) Sun

James Bond n’est pas près, semble-t-il, de revenir sur les écrans, puisqu’il est mort et bien mort à la fin de Mourir peut attendre. Mais tout espoir n’est pas perdu, puisque, comme le montre la réédition du roman de Kingsley Amis Colonel Sun, il avait même survécu il y a un demi-siècle à la mort de son créateur, Ian Fleming.

En anglais, on appelle cela continuation novels. Il s’agit des romans écrits par différents auteurs depuis la mort de Ian Fleming, en 1964, et dans lesquels se sont poursuivies et se poursuivent aujourd’hui encore les aventures de James Bond (le dernier en date, With a Mind to Kill, est dû à Anthony Horowitz). Hergé avait décidé que Tintin ne lui survivrait pas (1) ; Fleming, qui avait pu constater que le succès de ses livres devait beaucoup aux adaptations cinématographiques, avait bien senti qu’il ne pouvait se glorifier d’être seul responsable de la popularité de son héros et n’avait pas exigé qu’il meure avec lui. C’est la raison pour laquelle ses ayants droit (Glidrose Productions) confièrent très vite à Kingsley Amis la mission d’écrire un nouveau « Bond ». En 1968 parut donc le roman Colonel Sun.

Pour être précis, la tâche avait d’abord été proposée à James Leasor, auteur d’un grand nombre de romans d’espionnage, mais celui-ci refusa. On se tourna alors assez logiquement vers Amis, qui avait été, avec Umberto Eco, l’un des premiers à écrire sur Bond (son Dossier James Bond fait encore autorité) et qui, dit-on, avait édité, au sens anglais du terme, Octopussy, dernier récit bondien de Fleming publié post mortem.

C’est la traduction française de Colonel Sun parue en 1969 chez Plon qui reparaît aujourd’hui aux éditions du Cherche Midi. Non, il ne semble pas que le texte ait été passé au filtre woke et les insultes lancées contre le méchant Chinois éponyme sont, sauf erreur, restées telles quelles. On s’est borné à corriger une ou deux franches coquilles de l’édition française originale et à remplacer l’adjectif albanien, aujourd’hui désuet, par albanais. Mais on notera toutefois que le nom de l’auteur a changé : Kingsley Amis — qui, soit dit en passant, n’est autre que le père de Martin, qui lui a quelque peu volé la vedette — s’était, pour cette œuvre de commande, dissimulé sous le pseudonyme Robert Markham. Le secret étant un secret de Polichinelle, c’est maintenant son vrai nom, Kingsley Amis, qui est imprimé sur la couverture.

Ce déguisement est peut-être à mettre en rapport avec la nature même du roman. Les réactions que celui-ci suscite aujourd’hui sont souvent négatives (« du Fleming en toc ») : on dénonce assez justement le ridicule de certaines scènes  (le méchant Sun torture Bond en lui perçant les tympans, mais l’Agent 007 ne laisse pas d’avoir bon pied, bon œil et bonne oreille dans la demi-heure qui suit), et l’intrigue est passablement ennuyeuse (il suffira d’en lire le résumé proposé par Wikipédia pour se décrocher très vite la mâchoire), tant elle semble obéir à un code : de l’exotisme (la quasi-totalité de l’histoire se déroule en Grèce) ; une belle espionne (Ariane, fine allusion à la mythologie, puisqu’elle servira plus ou moins de guide à Bond) ; des Russes et des Allemands plus ou moins méchants ; et un très très méchant et très très sadique Chinois, qui, à la faveur d’une conférence internationale, entend faire exploser, au sens propre et au sens figuré, l’équilibre de l’Occident.

Tout cela, donc, n’est pas bien palpitant, mais, quoi qu’aient pu dire certains commentateurs, qui n’ont peut-être pas compris que, de même que beauty is the eye of the beholder, l’humour peut être aussi dans l’œil du lecteur, l’affaire devient nettement plus drôle si on lit Colonel Sun comme un pastiche légèrement irrévérencieux des romans de Fleming (d’où, peut-être, ce choix d’un pseudonyme par Amis). Fleming, certes, s’efforçait, de roman en roman, de renouveler le genre, en multipliant les décors, en diversifiant ses méchants, en accordant plus ou moins d’importance à la personnalité de son héros, mais, nonobstant toutes ces variations, les aventures de Bond n’en obéissaient pas moins, toutes sans exception, à ce qu’Umberto Eco avait nommé dans un article célèbre « une combinatoire narrative » et qui n’était pas sans rappeler les différents coups d’une partie d’échecs. Et, derrière le masque d’une narration un brin convenue, c’est à une analyse critique du même genre que s’est livré Kingsley Amis.

Narration un brin convenue seulement, car au moins deux éléments viennent dans Colonel Sun renverser l’ordre habituel des choses. Le premier est à trouver dans les rapports entre Bond et M. Celui-ci ne peut plus se permettre de s’adresser à celui-là sur le ton condescendant qu’on lui connaît, pour la bonne et simple raison que, tout M qu’il est, il a été kidnappé par le méchant Colonel Sun et que c’est Bond qui part à sa recherche pour le libérer. L’autre nouveauté (dans les années soixante), c’est que ce n’est pas Bond qui, dans le dénouement, surgit comme le chevalier blanc pour sauver la demoiselle en détresse ; c’est lui qui, damoiseau en détresse, est sauvé de la mort par une femme – et, qui plus est, par une méchante.

L’ironie de l’affaire, c’est que ces « trahisons » de la figure flemingienne de Bond ont été depuis intégrées dans le canon officiel des « Bond » cinématographiques. M, par exemple, est enlevé(e) dans Le monde ne suffit pas. La scène de torture est assez fidèlement reproduite dans SPECTRE et le méchant de Meurs un autre jour aurait dû se nommer Sun si les ayants droit littéraires de l’entreprise Bond n’avaient exigé pour cela des royalties un peu trop élevées. On contourna la difficulté en baptisant Tan-Sun Moon le méchant Colonel.

Le soleil (financier) pouvait ainsi avoir rendez-vous avec la lune — et briller pour tout le monde.

FAL

(1) On peut évidemment donner raison à Hergé, mais sa position s’est d’une certaine manière retournée contre lui quand on voit la médiocrité de certains Tintin pirates qui fleurissent sur Internet et même sur du vrai papier. Il eût sans doute mieux valu passer officiellement le relais à des héritiers dignes de ce nom, d’autant plus que, comme on sait, pour ses derniers albums, Hergé se contentait de produire les crayonnés. La « mise au propre » était l’œuvre de toute une équipe de collaborateurs, avec une spécialisation différente (voitures, décors, encrage…) pour chacun d’entre eux.

Kingsley Amis, Colonel Sun, traduit de l’anglais par France-Marie Watkins, Le Cherche Midi, novembre 2022, 280 pages, 13 euros

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