Medium is the message : Ready Player One, le  « rosebud » de Steven Spielberg

L’autre soir, en relisant quelques pages du monumental Orson Welles cinéaste, une caméra visible (2001) de Youssef Ishaghpour (1), je tombe sur cette phrase, à propos de Citizen Kane, résumant le film comme « l’essence de l’esprit d’une époque, d’un fantasme de la vie américaine poussée à la limite pour que son vide pathétique puisse apparaître. »

Ayant vu quelques jours plus tôt Ready Player One, je me souviens alors de deux répliques faisant référence, « en passant », à Rosebud (le nom de la luge de Citizen Kane), et là, soudain, je m’écris : « Le salaud ! Il vient peut-être de faire son Citizen Kane en cachette ! »

Le « salaud » en question, vous vous en doutez, étant Steven Spielberg.

 

Le Citizen Kane du futur

Comparer Citizen Kane et Ready Player One ? Un peu facile, voire totalement absurde, me rétorquerez-vous. Du reste, en Amérique, le mot Rosebud est un peu entré dans le langage courant, signifiant simplement la « clé », le « secret d’une vie ». Pourtant, comme l’ont remarqué quelques rares internautes, il y a une parenté troublante entre le gamer de Ready Player One et le journaliste de Citizen Kane, tous deux devant décrypter le secret d’un milliardaire mystérieux qui vient de mourir, secret qui se cache au cœur d’un royaume aussi gigantesque qu’artificiel : Xanadu d’un côté, l’OASIS de l’autre. Et puis il y a aussi et surtout le cœur commun des deux œuvres, ce sentiment de vie gâchée, d’une montagne d’argent gagnée pour rien, de ce vide capitaliste qu’on échangerait bien volontiers avec les jeux de l’enfance (voir la très bonne analyse de Richard Brody, sur le site du New Yorker).

 

 

Mais après tout, pourriez-vous encore me dire, ce parallèle a pu tout aussi bien germer dans l’esprit d’Ernest Cline, l’auteur du roman Ready Player One, et n’est donc pas le fait de Spielberg. Certes. Mais si j’avance que Ready Player One est peut-être le Citizen Kane de notre époque, c’est que, à mon sens, l’analogie entre les deux films va plus loin que le « gimmick » de Rosebud. C’est une analogie formelle, et la forme, on le sait, est le vrai sens, la vraie ontologie d’une œuvre d’art. 

On l’a dit et répété, à raison : Spielberg est, comme Welles, un génie instinctif du medium cinéma. Tous deux ont, à vingt-cinq ans, sans expérience, réalisé un pur chef-d’œuvre : Citizen Kane pour l’un, Duel pour l’autre. A la fin de sa carrière, Spielberg revient donc « à ses débuts », à Orson Welles le jeune prodige, et réalise pour le XXIe siècle ce qu’était Citizen Kane pour le XXe : un résumé de l’esprit du temps, qui passe par toutes les techniques de l’image, et qui annonce le futur. 

En 1941, année de sortie de Citizen Kane, le monde était dans le chaos et s’exprimait par la presse écrite, la radio et le cinéma. D’où le choix d’explorer la vie et le mental d’un magnat de la presse, Charles Foster Kane, à travers une œuvre composite, s’inspirant de l’art moderne, faite de flashs d’infos sur pellicule (les fameuses News on the March), de témoignages contradictoires et de coupures visibles dans la narration, alternant le présent et le passé, suscitant la réflexion critique du spectateur, annonçant le cinéma moderne des années soixante. 

 

 

 

En 2018 (ou 2045 dans la fiction), le monde est en crise et s’exprime à travers le numérique, l’interactivité du Net et le virtuel. D’où le choix d’explorer la vie et le mental d’un magnat de l’industrie du jeu vidéo, James Halliday, à travers une œuvre tout aussi composite, s’inspirant cette fois de l’art post-moderne, faite de publicités clinquantes, de jeux absurdes, de clins d’œil à la culture populaire, de name dropping et, là encore, de coupures visibles dans la narration, alternant non plus le présent et le passé, mais le réel et le virtuel, annonçant sans doute le cinéma de demain. 

Dans les deux cas, l’impression de buter sur du vide. Le vide existentiel de l’Amérique face à l’accumulation du Rien…

Steven Spielberg et la luge Rosebud

Mais, me dire-vous pour finir, Citizen Kane est quand-même une belle œuvre d’un point de vue esthétique, au noir et blanc léché, alors que Ready Player One offre un visuel indéniablement kitsch, aux couleurs criardes. Oui, en effet, c’est kitsch, mais précisément, tout est là : l’univers imaginé par Halliday, et perpétué par ses fans, est kitsch. Et totalement puéril. A l’époque de Citizen Kane, le public majoritaire était composé d’adultes, d’où le choix d’un journaliste comme référent. On sait ce qu’il en est aujourd’hui : notre référent est un ado quasi autiste…

Spielberg est décidément un cinéaste retors, et ce n’est pas pour rien que j’utilisais tantôt l’expression de « mauvais génie », ce que disait d’ailleurs Borges à propos de Welles et de Citizen Kane. Comme par hasard, au moment même où Ready Player One sort sur les écrans, Spielberg veut léguer à un musée la luge Rosebud, qu’il a acquise à prix d’or au début des années quatre-vingt (2). 

Au fond, ce que semble nous dire ce cinéaste malicieux, c’est que notre époque post-moderne… a le Citizen Kane qu’elle mérite.

 

Claude Monnier

(1) Deux mille pages qui analysent en profondeur l’œuvre de Welles… tout en résumant cinq cent ans de l’histoire de l’art occidental !

(2) Welles en avait fait fabriquer trois, en vue de l’incinération finale. Satisfait au bout de la deuxième prise, il épargna la troisième, qu’un technicien récupéra. C’est cet unique exemplaire que Spielberg acquit quarante ans plus tard.

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