Rouge : avis sur une histoire de fantômes romantiques
1984. Deux journalistes font la connaissance de Fleur, le fantôme d’une courtisane décédée cinquante ans auparavant. Elle s’est en effet suicidée aux côtés de son amant Chan Chen-Pang afin de vivre dans la mort une relation qui lui était interdite par la famille de son compagnon. Désormais, elle erre dans Hong-Kong à la recherche de son âme sœur, clé unique de son éternel repos…
Dans l’inconscient collectif du public contemporain (et pour certains réalisateurs), parler de mélodrame au cinéma se résume au long-métrage de Wong Kar-Wai, In the Mood for Love. Cette réflexion réductrice écarte d’emblée les travaux modernes de Clint Eastwood (L’Échange, Sur la route de Madison), Todd Haynes (Carol, Loin du paradis), des films tels que Cold War et quelques bijoux asiatiques (Millenium Actress), mais aussi l’apport des maîtres d’antan : Douglas Sirk, Mikio Naruse, Kenji Mizoguchi et Joseph Mankiewicz.

Et l’aura du long-métrage chinois éclipse également le grand artisan local dans le genre qui débuta à la fin des années quatre-vingt (comme Wong Kar-Wai d’ailleurs), à savoir Stanley Kwan. Or, redécouvrir son œuvre aujourd’hui revient à mettre en perspective les conditions des son ascension. Lorsqu’il fit ses premières armes en 1985 avec Women, l’industrie nationale entama un nouvel âge d’or sous l’impulsion du duo Tsui Hark, John Woo. Et pour Stanley Kwan, il s’avérera difficile de tirer son épingle du jeu parmi les joutes endiablées proposées par ses deux compatriotes, avec un style presque incompatible.
Mais le réalisateur ne se découragea pas et accoucha la même année qu’Histoire de fantômes chinois, un autre long-métrage romantique hanté par des spectres mélancoliques et dont la trame scénaristique renvoie clairement à celles des Contes de la lune vague après la pluie de Mizoguchi et de L’Aventure de madame Muir de Mankiewicz. Néanmoins, si son tissu narratif se réfère aux deux mastodontes précités, sa forme rappelle par moments la flamboyance incandescente d’un Douglas Sirk. Et son exposition emplie de la saveur des films d’époque trouvera écho des années plus tard dans le superbe Les Fleurs de Shanghai de Hou Hsiao-Hsien.
Les Fleurs de Hong-kong
Rouge s’ouvre en effet sur le décor typique d’une maison close hongkongaise et la séquence se concentre plus précisément sur le repas grivois offert à de riches convives, tous accompagnés par des hôtesses soumises à leurs caprices. Plus de dix ans plus tard, Hou Hsiao-Hsien se réappropriera cette introduction avec une maestria encore plus prononcée. Mais Stanley Kwan n’a point à rougir de la comparaison, car la scène chantée qui s’ensuit, durant laquelle Fleur en partie travestie envoûte Chan Chen, impressionne par sa justesse et invite le spectateur dans le monde restreint qui réunira désormais les deux amants.
Le cinéaste fait mouche à chaque fois qu’il s’attarde sur leurs échanges dans la minuscule alcôve enfumée par l’opium et accentue le désespoir qui les gagne davantage chaque jour. Cette reconstitution de la Hong-kong de 1934 n’est rendue crédible que par le drame qui s’apprête à frapper et même si l’alternance entre les époques ne séduit pas par son montage, elle souligne les changements radicaux au fil du temps connus par la mégalopole.
Perdue aussi bien dans ses sentiments que dans la transition en 1984, Fleur peine à trouver ses repères, en quête de celui qu’elle a aimé éperdument jadis. On saisit alors que Stanley Kwan désire avant tout brosser le portrait de cette femme honnie en raison de sa profession, mais douée d’une folle détermination, prête à patienter durant une éternité. Contrairement aux Contes de la lune vague après la pluie ou à L’Aventure de madame Muir, Rouge ne donne pas dans la morale, mais dresse un constat édifiant et attaque la sacro-sainte virilité d’une société peu encline à évoluer.
Cinquante ans à t’attendre
Témoin et admiratif de la ténacité de Fleur, le couple de journalistes se remet peu à peu en question, observateur d’une situation à la fois rocambolesque et touchante. Le fantôme espère et la gestion de l’attente passe par des moments de grâce à l’image de ce nouveau jeu de la séduction entre Chan Chen et Fleur, quand cette dernière lui ordonne des allers et retours incessants pour pouvoir converser enfin avec elle. La jeune femme s’impose comme la véritable figure forte et Chan Chen se contente de son sort, véritable pantin de sa famille, le faible, le couard qui déshonore de fait le pouvoir patriarcal omnipotent en place. Ici, la prostituée entretient en effet le riche bourgeois et le soutient dans ses rêves artistiques.
Stanley Kwan préserve alors jusqu’au bout le secret loin d’être magnifique comme chez Douglas Sirk et si l’amour n’est point éternel, la pugnacité de Fleur, sa compassion surtout perdure à travers les âges. Le souffle romanesque incandescent présent dans l’œuvre du maître américain plane sur les ultimes plans du long-métrage de Stanley Kwan tandis que les protagonistes embrassent irrémédiablement leur destinée. Rouge s’inscrit dans un processus d’accompagnement libérateur et transcende les codes du genre amoureux, dicté par la volonté indéfectible d’une superbe héroïne incarnée par la regrettée Anita Mui.
Avec Rouge, Stanley Kwan a définitivement imposé sa patte à Hong-Kong et a redessiné quelque part les contours du mélodrame chinois, ce bien avant Wong Kar Wai. Quatre ans plus tard, son Center Stage, très remarqué en Occident, permettra à son actrice Maggie Cheung de remporter le prix d’interprétation au Festival de Berlin. La preuve que les qualités entrevues dans Rouge n’étaient point évanescentes, à l’opposé des fantômes qui le traversaient.
François Verstraete
Film hongkongais de Stanley Kwan avec Leslie Cheung, Anita Mui, Alex Man. Durée 1h37. 1987. Reprise le 10 avril 2024