Messagers du désastre, naissance de la notion de génocide
L’itinéraire singulier d’une historienne
Fille de l’historien Jean-Jacques Becker, Annette Becker ne voulait pas empiéter sur les plates-bandes de son père et évita de se spécialiser dans l’étude de la Grande Guerre (si on suit son portrait publié dans L’Histoire de février 2018). Pari tenu… jusqu’à ce qu’elle s’intéresse aux représentations culturelles, religieuses de la première guerre mondiale ! C’est ainsi qu’elle publia avec Stéphane Audoin-Rouzeau 14-18 retrouver la Grande Guerre (Gallimard, 2000) ou en solo Les Cicatrices rouges 1914-1918, France et Belgique occupées (Fayard, 2010). Pour Annette Becker, la première guerre mondiale est « l’évènement paradigmatique » qui fonde le XXe siècle, en accoutumant les masses à la violence : elle rejoint ici George Mosse. Elle a choisi ici de s’intéresser de s’intéresser à deux personnages de la seconde guerre mondiale, étroitement liés à la prise de conscience (ou non) du génocide juif.
Deux destins singuliers
Au fond, ce livre est fait de deux portraits. Celui du juriste Raphael Lemkin, inventeur du concept de génocide (la définition est d’ailleurs floue chez lui), juif polonais originaire de Wolkowysk dans l’est de la Pologne, et celui de Jan Karski, résistant polonais, catholique, qui vint avertir de la Shoah Londres et Washington, sans succès. Deux hommes et deux parcours différents. Lemkin est un intellectuel, juriste accompli, qui a travaillé sur les codes pénaux de la Pologne et de l’URSS. Il est le premier à avoir cherché à définir, à partir des massacres collectifs d’arméniens commis par les turcs ottomans en 1915, la notion de génocide. Karski est plus jeune, il est résistant. Il accumule les informations sur les massacres de juifs en Pologne, des massacres qui augmentent en intensité. Au début malgré lui, Karski devient le « témoin ». Introduit dans le ghetto de Varsovie, il observe, enregistre. Son but est double : pousser les alliés à intervenir rapidement, afin de sauver une Pologne libre et démocratique et de sauver ainsi les juifs polonais. Le drame de Karski est simple : les alliés ne firent rien en ce sens, prisonniers des contingences de la guerre et de l’alliance avec Staline (notons au passage que le pacte germano-soviétique « sauva » des juifs de l’est de la Pologne, condamnés à l’exil dans le goulag sibérien : la majorité en revint).
Pourquoi ne les a-t-on pas crus ?
Lemkin passa sa vie à essayer de convaincre les pays, puis les nations-unies, de la nécessité de reconnaître la notion de « génocide » et de l’inscrire dans le droit international. Pour ce faire, il invoqua les exemples des arméniens et des juifs polonais puis européens pour en dégager la singularité, non sans mal (l’homme, Annette Becker le dit clairement, eut du mal à définir clairement son concept). Karski, on l’a dit, devint le témoin, magistral devant la caméra de Lanzmann. Plus jamais ça, disait-on. Puis il y eut un autre génocide au Rwanda en 1994. Une des particularités, disait Lemkin, est que les conséquences du génocide se transmettent. Le souvenir de ces lignées interrompues, de ces générations qui ne verront jamais le jour, se perpétue.
Messagers du désastre est un livre marquant.
Sylvain Bonnet
Annette Becker, Messagers du désastre, Fayard, janvier 2018, 288 pages, 20,90 euros