Michel Houellebecq, « Interventions », écrivain subversif ?
Alors que la sortie d’Anéantir est encore fraîche, voilà que le recueil de textes Interventions parait en librairie, dans la collection « J’ai lu », rassemblant autant de missives, de scuds, de bombes que Michel Houellebecq a fait paraître en trente ans de bons et loyaux services. Car, disons-le, l’auteur des Particules élémentaires est très certainement le dernier des Mohicans d’un monde à bout de souffle, enfermé dans ses délires narcissiques et ses procès personnels, autoflagellations et niaiseries en tout genre, élaborant depuis plus de trente ans, et patiemment, une œuvre cohérente et réussie, sur un Occident en déroute, qu’il voit passer peu à peu de la dépression collective au fascisme mou.
Interventions est un ouvrage qui détonne dans un paysage littéraire désormais de plus en plus consensuel et politiquement correct. Cela fait bien trente ans, ou presque, que c’est comme cela. On se souvient du foin que les médias avaient fait, à la sortie de son deuxième roman, Les Particules élémentaires, et des procès en indignation qui en avaient suivi. Ce nouvel opus, Interventions, n’échappe pas à la règle, précisément dans un pays qui, sans dire son nom, verse dans une forme de fascisme critique, distribuant les bons et les mauvais points, selon son catéchisme autorisé, ses directeurs de conscience, et son magistère politique et moral. Certains textes de ce recueil, frappés souvent au coin du bon sens, deviennent subitement des textes subversifs, précisément dans un pays où la parole libre n’est autorisée qu’à condition de répéter les mantras de l’opinion médiatique. Ce sera évidemment le cas pour son texte sur Donald Trump qu’il présente comme l’« un des meilleurs présidents qu’ait connu l’Amérique », ou son autre texte dans lequel il ose prendre la défense de la liberté de pensée d’Éric Zemmour, déclarant que depuis sa douzième année, il a vu « constamment se rétrécir, dans la presse, le domaine des opinions exprimables », sans compter ses charges contre les féministes, « j’ai toujours considéré les féministes comme d’aimables connes, inoffensives dans leur principe, malheureusement rendues dangereuses par leur désarmante absence de lucidité », l’euthanasie, « l’affaire Vincent Lambert n’aurait pas dû avoir lieu », et la littérature, « Jacques Prévert est un con », Victor Hugo est un « bon poète », etc.
J’entends déjà les nains de jardin et les mégères apprivoisées hurler à l’outrage public, accuser Houellebecq d’être méchant, antipathique et méprisant dans presque l’ensemble de ses propos. Je me souviens des flots d’indignation et de colère que pouvait déclencher chacun de ses nouveaux romans, ou certains de ses articles. Je pensais que cela se tasserait avec le temps. Il n’en a rien été. Certainement, parce que la plume de Houellebecq représente une menace pour les nouveaux curés de la morale contemporaine, il n’est ni assez guimauve, assez candide pour un pays qui verse dans le « Disneyland pour tous », ni assez consensuel avec les idées autorisées qui sont autant de caprices de grands enfants attardés, de dénis, de scotomisations dans un monde qui mise sur la forclusion, et sombre dans la sensiblerie généralisée.
Si Houellebecq a donc été classé à gauche au commencement de sa carrière, c’est sûrement par erreur. Depuis longtemps, ce dernier a compris, que la gauche ne ferait jamais de bonne littérature, ni ne transformerait notre société en un monde meilleur. Il a même compris que la littérature n’avait aucun moyen de changer les hommes. « La littérature ne sert à rien. Si elle servait à quelque chose, la racaille gauchiste qui a monopolisé le débat intellectuel tout au long du XXe siècle n’aurait même pas pu exister », écrit-il, avec lucidité. En réalité, la littérature et la langue de Houellebecq sont plus subtiles que ses contempteurs n’ont jamais voulu l’admettre. Alors que les Inrockuptibles, magazine à gauche, et dans lequel Houellebecq écrivait autrefois, dénote une évolution droitière, ce journal bien pensant oublie certainement que si la ligne de Houellebecq n’a pas changé, c’est sûrement parce qu’il s’oppose à l’euthanasie par exemple, ce qu’il ne fait néanmoins pas par foi, l’écrivain est athée, mais « pour des raisons morales évidentes », dit-il, puisque le devoir d’une société est de garantir aux malades « les meilleures conditions de vie possibles », sinon il devra se « séparer d’elle ». S’il défend Zemmour, c’est parce que l’éditorialiste devenu homme politique lui fait penser à Naphta dans la Montagne magique, ce qui veut dire dans sa bouche, que « l’intelligence de Zemmour surpasse celle de ses actuels contradicteurs ». S’il pense que Trump fut un bon président, c’est parce que ce dernier « poursuit et amplifie la politique de désengagement engagée par Obama », et que l’Amérique donc nous lâche « la grappe », que Trump est issu de la société civile et déchire les traités commerciaux « quand il pense qu’il a tort de les avoir signés », et qu’à l’inverse des libéraux, « Trump ne voit pas dans la liberté du commerce mondial l’alpha et l’oméga du progrès humain », défendant d’abord « les intérêts des travailleurs américains ».
C’est donc un peu plus de 400 pages de textes et d’entretiens, afin de nous mettre au clair avec la pensée d’un des plus grands écrivains de ce siècle naissant. On trouvera ses interventions souvent inégales, parfois un brin fumeuses, ou provocatrices, on dit souvent que Houellebecq est un dépressionniste autorisé, ce qui est largement faux, Houellebecq est cet écrivain du temps mort, de cette époque sans Dieu, qui donne aux esprits les plus brillants une lucidité térébrante, une acuité déchirante que l’on se refuse en temps normal, lorsqu’on n’a pas les moyens d’affronter une telle perspicacité. Houellebecq est l’auteur du désengagement, du refus de tout compromis avec le bonheur, c’est l’écrivain de l’absolu, le moraliste, le contempteur de la mondialisation heureuse, et d’une Europe au service du libéralisme économique, c’est l’adversaire des démons du socialisme, c’est l’écrivain qui se demande comment l’on peut encore penser après le meurtre de Chatov dans les Possédés de Dostoïevski. C’est l’ennemi de la modernité, le Kobold de la littérature réactionnaire, sans être réactive, à laquelle il donne ses lettres de noblesse.
Marc Alpozzo
Michel Houellebecq, Interventions, J’ai lu, octobre 2022, 480 pages, 9,90 euros