Napoléon, poète de l’action
Paru le 5 mai 1921, jour du centième anniversaire de la mort de l’Empereur, le Napoléon d’Elie Faure a connu de nombreuses rééditions, jusqu’à celle-ci chez Tempus, augmentée d’une belle préface de l’écrivain Michel Bernard.
Napoléon retrace en 14 chapitres admirables l’histoire du vainqueur d’Arcole, du « poète de l’action », du fils de 1789, du père de l’Europe, dont le libre portrait donne toute la dimension artistique et révolutionnaire à l’homme. Son style, dont on ignore combien la figure du politique, flamboyante, frappe notre imaginaire. Ce livre demeure un ouvrage phare sur la figure de l’empereur, ayant inspiré à Abel Gance un film extraordinaire, et dont l’éclat et la modernité, souligné par Michel Bernard, nous frappe encore au cœur :
De Napoléon, Élie Faure avait eu la révélation, on pourrait dire la vision, quand il était aux armées. Nommé au moins vingt fois dans La Sainte Face et la correspondance afférente, il est le plus cité, loin devant Cézanne, Renoir et Nietzsche. […] Au moment où il voyait se lever à l’horizon de sa tâche le massif romantisme, l’historien de l’art butait sur Napoléon, une statue de bronze colossale au milieu d’une place immense et déserte. Il semblait que la Révolution avait passé sur la France comme le feu sur le chaume. »
Ce qui marque avant tout à la lecture de cette biographie, c’est l’écriture, le style. La griffe, le trait par lequel l’écrivain dessine la figure de Napoléon, qui, le comparant à Jésus, raconte qu’à l’inverse le chef Corse n’est pas « entré dans le mythe ». En 1920, Napoléon cachait encore de nombreuses zones d’ombre ignorées des historiens. Comédien, tragédien, menteur, il n’y a pas que la dimension révolutionnaire que l’on doit peindre lorsqu’on parle de Napoléon, il y a aussi la dimension artistique.
Comme Napoléon lui-même dont l’art, par un hasard qui suffit à le calomnier aux yeux du Philistin, bien qu’il n’en soit pas responsable, prend l’homme pour un instrument. Il ment comme un poète, ou comme un amoureux, afin de ne pas se mentir. Ou comme un créateur de mythe, venu du profond de l’Orient et qui veut faire l’avenir conforme à son sentiment. Il s’éblouit de mirages. Et quand il ment à propos de faits sur lesquels il ne peut y avoir deux interprétations possibles, c’est qu’il croit faire ingénieusement passer dans le cœur des hommes, qui constituent les moyens de son entreprise géante, les illusions qu’il a sur elle et qui sont indispensables à sa réalisation. »
On peut ressentir par cette citation, je pourrais les multiplier, je n’y résiste qu’à grand coups de gourdin tant l’écriture est belle, envoutante, et somptueuse, faisant d‘Élie Faure une sorte de vampire d’âmes, lui qui ne s’intéresse pas à la nature au premier chef mais à l’homme, éveillant l’esprit du chef de guerre, du révolutionnaire, de cette singulière subjectivité qui se manifeste dans tout ce qu’il est, ses gestes, ses paroles, ses actions, nous révélant son âme, très honorable, fragile et forte à la fois, se présentant devant les hommes et devant l’esprit, emporté dans sa mission et avec ses moyens, Prométhée de l’histoire recherchant à donner aux siens les outils de la conquête de l’homme sur la nature, de l’homme sur l’histoire, de l’homme sur soi-même, de l’homme sur la liberté, cet éclaireur d’âmes, cet « héros parfait », dont nul ne peut croiser sa route sans, alerté, se laisser déterminé par son empreinte.
Et même s’il écrit, avec justesse et précaution à la fois :
L’empreinte que laisse un homme n’est pas si facile à déterminer qu’on le suppose. On voit ses contours, au forme extérieure. Mais il est moins aisé d’explorer le sol autour d’elle, d’apprécier le tassement de l’humus sous son poids, la qualité des racines écrasées ou refoulées, l’obscure circulation des forces souterraines qui, grâce au bouleversement qu’elle apporte, se mêlent ou se séparent et jaillissent à l’air ailleurs qu’on ne le pensait. »
Ce qui est le plus remarquable dans ce livre, au-delà des qualités de l’historien majeur qu’il était, c’est le style, qui nous laisse littéralement abasourdis aujourd’hui encore, l’écriture de cet homme de gauche anticolonialiste et antifasciste. Je demeure très sensible aux couleurs et à l’élégance de cette manière d’écrire, sans emphase, sans maniérisme mais avec force, ce qui confère au sujet que l’auteur traite un réalisme lyrique qui frappe avec flamboiement l’imaginaire. Cela me rappelle quelques lignes de Marcel Jouhandeau, dont je ne résiste — là encore ! — à citer quelques mots :
Le style, c’est un peu comme de la musique, quand je mourrai, l’instrument brisé, il restera de moi dans les bibliothèques, quelques airs à la disposition de quelques mélomanes. »
Marc Alpozzo
Élie Faure, Napoléon, présenté par Michel Bernard, Tempus, Perrin, juin 2019, 9 eur