« Phantom of the Paradise », le chef-d’œuvre de Brian De Palma

Brillant De Palma

Puisque la Cinémathèque française s’apprête à rendre hommage à Brian De Palma pendant tout ce mois de juin, quelques mots sur Phantom of the Paradise ‒ le film qui le fit connaître il y a près d’un demi-siècle et qui reste peut-être son meilleur film ‒ et sur son héroïne, interprétée par Jessica Harper. (1)

Et si c’était elle, le fantôme ? Si c’était elle, aussi ?

On ne peut s’empêcher d’être surpris, lorsqu’on revoit Phantom of the Paradise, de constater à quel point le temps de présence à l’écran de Jessica Harper est limité, alors même que le personnage de Phoenix, qu’elle interprète, est l’enjeu central de la lutte entre les deux protagonistes masculins, Swan et Winslow Leach. Elle n’apparaît que dans trois ou quatre scènes. Mais elle est là tout en n’étant pas là. Elle est la back up singer qui, comme son nom l’indique, est au second plan, mais qui n’en est pas moins vitale, puisque c’est elle qu’on fait passer au premier plan quand le premier plan, pour une raison ou pour une autre, s’écroule. Ce n’est pas pour rien qu’elle se nomme Phoenix. L’oiseau mythique était, comme on sait, capable de renaître de ses cendres. Elle a, elle, le don de redonner vie à une entreprise, à un spectacle qui semblait définitivement condamné. The show must go on, certes, mais c’est grâce à elle que the show can go on.

 

 

Cette ambiguïté du personnage n’aurait pas autant de force si elle ne s’inscrivait dans l’ambiguïté permanente du film tout entier — dans une intrigue qui, malgré ses aspects à maints égards caricaturaux, finit par nous contraindre à abandonner nos critères moraux traditionnels. Rien de plus sinistre en effet que l’argument de départ de Phantom of the Paradise. Le Poète (ici compositeur et parolier) est dépossédé de son œuvre par celui-là même qui devait lancer sa carrière ; le writer est relégué à l’état de ghost writer. Mais, pire encore, il ne perd pas seulement la paternité de sa création, il perd, au profit de ce disciple de Satan qui l’exploite, la femme qu’il aime. Le happy end sera bien timide. On veut croire que la Jeune Fille, dans le dernier plan du film, comprend tout de la machination dont le Poète a été victime et dont elle aura été l’un des rouages, mais est-ce bien sûr ? En tout état de cause, seul le spectateur peut se vanter de connaître la totalité de la vérité.

 

 

Pourquoi, alors, malgré toutes ses péripéties sordides et désespérantes, cette histoire ne nous laisse-t-elle aucun goût amer lorsqu’elle s’achève (ou ne s’achève pas…) ? C’est que, pour employer un mot que De Palma allait utiliser comme titre pour un autre de ses films, il y a dans Phantom of the Paradise une obsession qui est celle du spectacle et qui conduit à d’innombrables mises en abyme, qui renversent tous les repères traditionnels. Le retournement le plus saisissant se trouve dans le générique, lorsque nous découvrons que l’abominable Swan, le voleur de musique, est interprété par Paul Williams, autrement dit par le véritable auteur de toutes les chansons qui marquent les différentes étapes de l’intrigue. Drôle de « partition » des rôles ! Mais on pourrait citer aussi le fait que les trois groupes musicaux différents qui ponctuent l’action, et dont l’un n’est pas sans rappeler furieusement le groupe Kiss et son esthétique undead, sont incarnés par les mêmes acteurs-chanteurs. Et donc, même si les maquillages sont un peu trop épais et trop grotesques pour que nous puissions reconnaître les visages d’une séquence à l’autre, quelque chose est là qui nous dit confusément que les morts de rockers auxquelles nous avons assisté et qui étaient censées être réelles n’étaient que des morts « pour rire ». Et il n’est pas interdit de rêver, même, à une résurrection possible du personnage de Beef, chanteur aboyeur que Winslow Leach fait taire en l’électrocutant, si l’on se souvient qu’il incarnait dans le show marquant l’ouverture du Paradise une espèce de monstre de Frankenstein, autrement dit un être vivant composé à partir d’éléments empruntés à des morts. L’électricité qui ici le tue n’est-elle pas ce qui l’a animé à l’origine ? Vraiment, tout est phénix dans cette histoire. Et du même coup, tout est interchangeable : Swan et ses sbires sont à maints égards tout aussi monstrueux que le fantôme édenté et défiguré qu’est devenu Winslow, mais c’est malgré tout Swan qui, grâce à la magie de filtres électroniques, lui redonne une voix qui lui permet de composer sa cantate jusqu’au bout. 

 

 

Ce que De Palma veut dire à travers tous ces déplacements et tous ces retournements, c’est que la notion de plagiat est, quoi que puissent penser des régiments d’avocats d’affaires hollywoodiens, nulle et non-avenue en art. Sans doute plaide-t-il pour sa propre paroisse, puisque — autre mise en abyme dans la série des mises en abyme — son Phantom of the Paradise n’est autre qu’une variation sur des thèmes déjà connus et déjà exploités (Le Fantôme de l’Opéra de Gaston Leroux et le Faust de Goethe ne sont même pas cités au générique, tant ils sont omniprésents…). Sans doute prépare-t-il déjà sa défense pour ses films suivants, dans lesquels il ne se privera pas d’emprunter à Hitchcock. Mais Proust nous a appris dans son Contre Sainte-Beuve qu’il n’y a pas des poètes qui se succèdent dans l’histoire de la littérature — il y a un seul et unique poète qui se réincarne, tout au long des siècles, à travers différentes figures. 

Death Records. Tout cela est assez bien résumé dans ce jeu de mots qui sert de nom dans le film à la société de production de Swan. Les « registres de la mort », ces livres de l’irréversible, sont en même temps des « disques de la mort ». Or qu’est-ce qu’un disque, sinon un objet qui peut reproduire, presque au sens génétique du terme, puisque le miracle s’applique même à des morts, l’un des éléments les plus humains, les plus vivants de l’homme, la voix ? (2)

 

 

La voix, sa voix, c’est ce que Phoenix accepte d’offrir à Swan, et l’on comprend, dès la première scène où elle apparaît vraiment, pourquoi Brian De Palma a choisi Jessica Harper pour incarner ce personnage. Quelle surprise d’entendre une voix aussi forte, aussi grave, émanant de la poitrine d’une jeune fille en apparence si frêle ! (Et rappelons que Jessica Harper n’a été à aucun moment doublée comme a pu l’être Catherine Deneuve dans Les Parapluies de Cherbourg ou Les Demoiselles de Rochefort.) Méfions-nous donc des apparences. Méfions-nous de ses grands yeux innocents. Ils cachent peut-être une perversité objective. S’il est certain que Phoenix n’est animée d’aucune mauvaise intention au départ, il est tout aussi certain qu’elle perd beaucoup de sa pureté dès lors qu’elle a goûté au fruit défendu, autrement dit à l’ivresse de la célébrité. Pour conserver celle-ci, elle n’est peut-être pas exactement prête à tout. Il n’empêche que c’est avec joie qu’elle s’allonge aux côtés de Swan sur le grand lit rose circulaire qui ressemble pourtant furieusement à la « casting couch » qu’elle avait fuie au début en hurlant. 

Peu de comédiennes savent ainsi combiner, aussi « naïvement », innocence et perversion, et c’est sans doute la raison pour laquelle Dario Argento allait convoquer Jessica Harper sur son pont des Suspiria (n’a-t-il pas voulu faire d’elle, au moins le temps d’un film, sa Barbara Steele ?). Mais c’est probablement ce double caractère qui a joué contre elle. Si Miss Harper a travaillé très régulièrement, entre autres à la télévision, pendant plusieurs décennies, elle n’a jamais plus eu de premier rôle. Le grand public a toujours besoin, pour se rassurer, d’images simples. C’est dommage, mais c’est ainsi.

 

FAL

 

 

(1) Il se peut que ce texte ait déjà été publié quelque part, mais, franchement, je n’en sais rien. Il a été écrit il y a deux ans pour un éditeur de fanzine rencontré à l’occasion de la promotion du livre Le Cinéma de Starfix et qui préparait un numéro « spécial Jessica Harper ». On m’a soumis à un moment donné un projet de maquette, mais depuis, niente di niente. Si le numéro en question a été publié, je serai le premier à m’en réjouir et à le faire savoir.

(2) Il n’est pas interdit de voir également un jeu de mots dans le patronyme de Winslow Leach. Leach en anglais est un verbe technique qui s’applique à une phase de l’extraction d’un minerai, et qui peut renvoyer directement au travail de l’artiste, mais ce terme se prononce exactement de la même manière que leech, qui signifie « sangsue », ce qui le situe tout autant du côté du spoliateur que du côté du spolié. 

 

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